Le deuil, un chemin singulier

Nous avons conscience d’être mortels. Mais qu’un proche, qu’un être aimé disparaisse et le monde semble s’effondrer. L’intensité de la douleur est à la mesure de l’attachement pour le disparu. Il y a douze ans, Philippe, 55 ans, perd son épouse âgée de 46 ans des suites d’un cancer incurable. « J’ai mis plusieurs semaines à réaliser que je ne la verrais plus. J’ai bien compris la mort, mais dans un déni subtil, j’en ai occulté les conséquences. Sa disparition m’a jeté sur une plage inconnue et austère, un lieu à découvrir, dont il fallait apprivoiser les formes et les règles. » Une plage inconnue où se côtoient souvent tristesse et colère, désespoir et culpabilité, ainsi qu’une terrible sensation d’abandon…

Au tournant des années 1970, la psychiatre suisso-américaine Elisabeth Kübler-Ross modélise les étapes psychologiques qui se succèdent chez un malade dont la mort est annoncée : déni, colère, négociation, dépression et acceptation. Un modèle repris pour baliser les différentes étapes du deuil, mais qui ne fait pas l’unanimité chez les psys.

« Je ne crois pas à ces étapes, tranche la psychothérapeute Nadine Beauthéac, auteure de 100 Réponses aux questions sur le deuil et le chagrin (Le Livre de poche, 224 p., 6,10 euros). Je préfère parler de temps du deuil : le premier est celui du choc, le deuxième celui de la grande souffrance, qui peut durer de plusieurs mois à plusieurs années. Enfin, le troisième est celui du deuil cyclique et intermittent, lorsque l’endeuillé parvient à retrouver du bonheur et du plaisir dans la vie, ce qui n’exclut pas les moments de désespoir, de colère et de culpabilité. »

De son côté, le docteur Alain Sauteraud, psychiatre et auteur de Vivre après ta mort, psychologie du deuil (Odile Jacob, 296 p., 22,90 euros), cite une étude parue dans le Journal of the American Medical Association (JAMA) en 2007, portant sur le suivi pendant 24 mois de 233 personnes en deuil. « Ce document montre clairement qu’il existe un chevauchement des états émotionnels, et non pas des étapes distinctes. Selon moi, la chronologie du deuil est parfaitement individuelle et essentiellement corrélée aux circonstances de la perte : mort annoncée ou brutale, sujet jeune ou plus âgé… », estime-t-il.

APPRIVOISER LA DOULEUR

Par-delà ces désaccords, une certitude : l’endeuillé doit apprivoiser la douleur de l’absence. Valérie, dont la soeur de 33 ans s’est suicidée il y a cinq ans, a choisi de partir à l’étranger « comme s’il fallait délocaliser la douleur, qu’elle n’ait plus ses repères pour qu’elle soit moins féroce », confie-t-elle.

D’autres s’investissent corps et âme dans le travail, pour tenir le coup. Dans cette phase de grande souffrance, les pensées autour du disparu mobilisent toute l’énergie psychique. Avec parfois une étrange impression que l’autre, dont on partageait l’intimité, nous échappe.

Il s’est envolé avec sa part de mystère. Ce dont témoigne la romancière Joyce Carol Oates, qui perd son mari en 2008, après presque un demi-siècle de vie commune : « Plus on est près, moins on voit. Car il y a chez nous tous, peut-être – chez certains d’entre nous, sûrement – quelque chose d’inconnaissable, d’inaccessible. Une altérité têtue, intraitable, intransigeante », écrit-elle dans J’ai réussi à rester en vie (Philippe Rey, 2011), un carnet de bord des mois qui ont suivi la mort de l’aimé.

On l’oublie souvent : le deuil met aussi le corps à rude épreuve. A la fatigue s’ajoute parfois l’épuisement des années d’accompagnement du proche malade. Que la mort soit annoncée ou pas, un état de stress chronique peut s’installer, entraînant des perturbations biologiques, dont une baisse transitoire des défenses immunitaires, qui peuvent faire le lit d’une maladie. « Le deuil est un marathon qui s’étend sur plusieurs années, aussi est-il essentiel de prendre soin de soi », indique le docteur Christophe Fauré, psychiatre et auteur de Vivre le deuil au jour le jour (Albin Michel, 338 p., 19 euros).

Lire les témoignages des lecteurs du Monde.fr : Depuis sa mort, je ne suis plus le même

Dévasté par le chagrin, l’endeuillé doit affronter le monde extérieur. Lui qui a quitté le temps chronologique pour un temps psychologique, se sent souvent en décalage avec ses semblables. D’autant que certains ne brillent pas par leur délicatesse. Il n’est pas rare que voisins et relations changent de trottoir pour ne pas croiser son regard. Comme si le malheur était contagieux. « On vit dans une société où on ne nous apprend pas comment agir face à la fin de vie, la mort et le deuil, ajoute Nadine Beauthéac. Du coup, celui qui n’a jamais connu cela est gêné, ne sait pas quoi dire. Il a peur que ses paroles ne déclenchent des larmes chez l’autre, alors que ces dernières peuvent être libératrices. Il faut instaurer une éducation au deuil. »

FAIRE SON DEUIL

Il existe encore beaucoup de clichés. Ainsi, Dominique, 30 ans, s’entend dire par une amie : « Je crois que tu fais un deuil pathologique », parce qu’elle pleure encore beaucoup un an après la mort brutale de sa mère, à 52 ans. « Cela m’a révoltée et j’avais envie de lui mettre une claque », dit-elle.

Alors, finalement, « faire son deuil », ça veut dire quoi ? « Si le temps de la grande souffrance a une fin, le deuil en tant que tel n’en a pas », insiste Nadine Beauthéac. Toute la vie, on doit se confronter à l’absence, mais on se transforme et on parvient à trouver un nouveau sens à sa vie, à mettre le défunt à sa juste place : ni trop loin, pour ne pas sombrer dans l’évitement, ni trop près, au risque de ne pouvoir poursuivre son chemin. « Beaucoup de personnes disent que le processus de deuil chamboule leur identité. Il s’agit aussi d’un certain deuil de soi », précise Karine Roudaut, sociologue, et auteure de Ceux qui restent, sociologie du deuil (Presses universitaires de Rennes, 306 p., 18 euros).

Les valeurs et les priorités changent : on peut vouloir aller à l’essentiel et vivre intensément le moment présent. Malgré la cicatrice de la douleur, qui peut se rouvrir à chaque instant : « Alors oui, je ris, j’écris, je vois mes ami(e)s, ma vie est riche de rencontres et de temps forts ; je suis attentive aux changements de saison et de lumière, témoigne Claire, 65 ans, dont le fils a mis fin à ses jours il y a plus de cinq ans. Et partout, toujours, dans un espace spécialement aménagé, une fine présence, lumineuse : celle de l’absent. »

Le Monde – Article paru dans l’édition du Par Christine Angiolini

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