Masculin/Féminin : « Poupées roses et autos bleues »

A l’école maternelle de Järfälla, dans la banlieue de Stockholm, il aura suffi qu’une chercheuse spécialisée dans les questions de « genre » vienne observer la vie de la collectivité pour que les éducateurs perdent leurs illusions. En Suède, on ne plaisante pas avec l’égalité des sexes. Or, malgré tous leurs efforts, filles et garçons continuent dans cette école de ne pas jouer aux mêmes jeux, de ne pas bouger de la même façon, d’interagir avec leurs pairs selon des modalités différentes. Pis : lors des repas, une nuée de petites filles s’active autour de garçons attablés… L’horreur. Et la preuve irréfutable que les stéréotypes ont la vie dure.

Question de nature ? De culture ? Nos différences biologiques constitutives jouent-elles un rôle dans la spécificité des comportements de chacun et de chacune ? Celle-ci est-elle le produit de nos constructions sociales ? Entre les tenants des thèses « naturalisantes » et ceux qui, issus des sciences humaines, questionnent la domination masculine en analysant les inégalités de statuts et de rôles, le débat prend souvent l’allure d’un duel. Le vrai, sans doute, est entre les deux. Devenir fille ou garçon est un processus précoce, dans lequel interviennent trois types de facteurs : des prédispositions biologiques, l’environnement socioculturel et l’activité propre de l’enfant. Mais, si duel il doit y avoir, il n’est plus en faveur du biologique.

Commençons donc par lui, et par ces deux chromosomes sexuels grâce auxquels tout arrive : X dans les ovules, X ou Y dans les spermatozoïdes, et le tour est joué. Selon la répartition des chromosomes dans l’oeuf issu de la fécondation, l’enfant à naître sera XX ou XY. De là découlera pour l’embryon une succession de différenciations hormonales, anatomiques et physiologiques, qui feront naître une fille ou un garçon.

Ces fondements établis, que sait-on de l’influence biologique sur nos comportements de genre ? Rien, ou presque. Bien sûr, les hormones sexuelles, mâles (androgènes) et femelles (oestrogènes), jouent un rôle central dans le développement de l’enfant à naître. Mais les deux types d’hormones sont présents chez chacun de nous, seul leur taux relatif faisant basculer les caractères sexuels d’un côté ou de l’autre. « Il suffit ainsi que manque un récepteur aux androgènes pour que le sujet porteur de cette anomalie exprime un phénotype féminin, alors même qu’il est chromosomiquement masculin. Mais de là à dire que tel comportement est lié ou non aux hormones… je ne m’y risquerais pas », commente Jean-Pierre Changeux. Pour ce neurobiologiste réputé, professeur au Collège de France, le prétendu « sexe du cerveau » ne constitue pas un objet d’étude véritablement pertinent. « La variabilité cérébrale individuelle est extrêmement importante, mais je ne ferais pas de différences particulières entre les hommes et les femmes », précise-t-il.

Catherine Vidal est plus catégorique encore. « Il n’y a aucune différence d’aptitudes cognitives, intellectuelles et émotionnelles, entre les cerveaux d’une femme et d’un homme. Ou, plus exactement : ni plus ni moins qu’entre deux cerveaux d’individus d’un même sexe », affirme-t-elle. A côté de ses recherches proprement dites, cette neurobiologiste, directrice de recherche à l’Institut Pasteur, s’est spécialisée dans l’étude des publications, florissantes dans la recherche anglo-saxonne, qui portent sur ce thème. Elle a appris à y débusquer les biais méthodologiques. Voire idéologiques.

« Prenons l’exemple du corps calleux, ce faisceau de fibres qui relient les hémisphères du cerveau. On a beaucoup dit que, si les femmes sont capables de faire plusieurs choses à la fois, c’est parce que leur corps calleux est plus large que celui des hommes, et qu’elles sont de ce fait davantage capables d’activer simultanément leurs deux hémisphères. Or cette observation anatomique remonte à 1982 et avait été faite sur 20 cerveaux conservés dans le formol. Depuis, on a mesuré le corps calleux de centaines de sujets : aucune différence statistiquement significative entre les sexes n’a pu être démontrée », détaille-t-elle.

En aurait-il été autrement, cela n’aurait encore rien prouvé. Car la question fondamentale, qui est au coeur des préoccupations des neurobiologistes, c’est celle de la relation existant entre les structures et les fonctions cérébrales. Question d’autant moins résolue qu’on le découvre chaque jour un peu plus : nos circuits de neurones, pour l’essentiel, se fabriquent au gré de notre histoire personnelle.

Si le biologique joue si peu dans l’affaire, pourquoi diable les petites filles continuent-elles à jouer à la poupée et les garçons aux petites voitures ? Ceux qui sont aujourd’hui les plus à même de répondre travaillent dans une discipline à peine trentenaire : les « études de genre » (gender studies). Nées dans les années 1970, elles ont permis d’accumuler une foule de données, qui, toutes, montrent l’importance de l’apprentissage, des codes culturels et de l’imprégnation idéologique dans l’adoption des comportements de « genre ».

A l’école suédoise de Järfälla, la chercheuse dépêchée par le programme gouvernemental sur l’égalité des sexes a vite compris ce qui se passait. Après avoir longuement filmé les activités des enfants, leurs relations avec les adultes et le déroulé des repas, elle a livré ses conclusions aux éducateurs : sans le vouloir, ces derniers réservaient aux filles et aux garçons un traitement bien différent. Aux premières, l’obligation de se tenir tranquilles, d’être sociables et attentives aux autres. Aux seconds, l’encouragement aux activités physiques et la permission de réclamer haut et fort.

Rien de très différent, en somme, de ce qui perdure dans la plupart des familles et des écoles occidentales… « Malgré l’évolution des mentalités, les attitudes éducatives restent aujourd’hui encore très éloignées d’un modèle unisexe dans la majorité des pays développés », précise Gaïd Le Manner-Idrissi. Professeur de psychologie du développement à l’université Rennes-II, elle étudie comment se construit l’identité sexuée des tout-petits. « Ils savent qu’ils sont fille ou garçon entre 24 et 36 mois », précise-t-elle. Mais les adultes, eux, le savent – au moins – dès la naissance. Et, quelle que soit leur volonté d’égalité, ils ne se conduiront pas de la même façon avec l’une et avec l’autre. La preuve… par le pyjama.

« Si on présente à des adultes un enfant au genre peu reconnaissable, les commentaires à son sujet ne seront pas les mêmes selon le pyjama. Si celui-ci est rose, on s’extasiera sur cette petite fille fine et délicate. S’il est bleu, on admirera chez le même enfant la robustesse et la tonicité ! », détaille la psychologue. Jeux, habits, décoration de leur chambre : les bébés, très tôt, évoluent dans un milieu physiquement différencié. Résultat : quand, à la crèche, plusieurs types de jouets leur sont présentés, les filles âgées de 24 mois choisissent de préférence les jouets dits « féminins », les garçons ceux dits « masculins ».

Une fois en âge de définir leur identité sexuée, les enfants, bien souvent, accentuent encore la différence. Le milieu familial y est pour beaucoup. En France, les dernières observations de l’Institut national d’études démographiques (INED), publiées en avril 2009, ont montré que les tâches domestiques sont encore largement assurées par les mères. Le discours a beau être égalitaire, les femmes ne sont toujours pas des hommes comme les autres. Et les petits, filles ou garçons, ont tôt fait de le savoir. Sans parler de l’influence des pairs, très importante dès l’école. Combien de parents, fermement décidés à ne pas habiller leur fille en rose, durent céder parce qu’elle voulait faire « comme les copines » ?

Filles plus bavardes, garçons plus agressifs : maintes fois vérifiés, ces clichés sont-ils amenés à disparaître à la prochaine génération ? Pas si sûr. Les stéréotypes culturels ont de solides racines. Et la part du déterminisme biologique, pour être faible, n’en est pas moins réelle. « Dans les trois premiers mois de vie, il se produit chez les garçons une poussée d’hormones mâles très importante », précise Bernadette Rogé. Pour cette psychologue clinicienne de Toulouse, aujourd’hui reconnue pour ses travaux sur l’autisme, un événement de cet ordre, bien que temporaire, peut être lourd de différences. Plus calmes dans les premiers mois de leur vie, les petites filles mettraient beaucoup plus d’énergie à sourire, à vocaliser… Attitudes qui seraient renforcées par leur environnement social, et ainsi de suite. Par une sorte de spirale évolutive, on arriverait finalement à des dynamiques de construction identitaire très éloignées chez les filles et les garçons.

Un peu de nature, beaucoup de culture… Et si l’essentiel était de séparer ce qui relève de la différence et ce qui ressort des inégalités ? « Dans nos sociétés occidentales, la socialisation sexuée est encadrée par un double modèle, celui de la croyance en la différence « naturelle » des sexes et celui de l’aspiration à l’égalité des hommes et des femmes », souligne la sociologue Michèle Ferrand (laboratoire Cultures et sociétés urbaines du CNRS). Une contradiction que les éducateurs de Järfälla ont bien l’intention de résoudre : pour permettre aux petits Suédois de profiter en toute tranquillité des jeux de « l’autre sexe », ils ont instauré dans l’école deux temps non mixtes d’une heure trente par semaine.

Catherine Vincent, LE MONDE  06.08.09

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