Jacques Lacan : « La famille … »

Cet article de Lacan, écrit à la demande de Wallon est publié dans l’Encyclopédie Française, tome VIII, en mars 1938. On trouvera ci-dessous le plan de cet article reproduit à peu près tel qu’il figure dans l’édition originale : les intertitres furent imposés à Lacan par Lucien Febvre (responsable de l’Encyclopédie Française) et Henri Wallon (responsable du Tome VIII, intitulé : « La vie mentale »). Ce travail hors du commun a son histoire : se rapporter au memorandum de Lucien Febvre dont il est question dans Jacques Lacan de Elisabeth Roudinesco .

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DEUXIÈME PARTIE
CIRCONSTANCES ET OBJETS DE L’ACTIVITÉ PSYCHIQUE

SECTION A : LA FAMILLE

INTRODUCTION : L’INSTITUTION FAMILIALE Jacques-M. LACAN 8.40- 3
STRUCTURE CULTURELLE DE LA FAMILLE HUMAINE
La famille primitive : une institution

Chapitre I
LE COMPLEXE, FACTEUR CONCRET DE LA PSYCHOLOGIE FAMILIALE Jacques-M. LACAN 840- 5
Définition générale du complexe – Le complexe et l’instinct – Le complexe freudien et l’imago

1. Le complexe du sevrage 8.40- 6
Le sevrage, en tant qu’ablactation
Le sevrage, crise du psychisme
L’imago du sein maternel
Le sevrage : prématuration spécifique de la naissance
Le sentiment de la maternité – L’appétit de la mort – Le lien domestique – La nostalgie du Tout

2. Le complexe de l’intrusion 8.40- 8
LA JALOUSIE, ARCHETYPE DES SENTIMENTS SOCIAUX 8.40- 8
Identification mentale – L’imago du semblable – Le sens de l’agressivité primordiale
Le stade du miroir
Puissance seconde de l’image spéculaire – Structure narcissique du moi
LE DRAME DE LA JALOUSIE : LE MOI ET L’AUTRUI 8.40-10

3. Le complexe d’Œdipe 8.40-
Schéma du complexe – Valeur objective du complexe
La FAMILLE SELON Freud
Le complexe de castration
LES FONCTIONS DU COMPLEXE : REVISION PSYCHOLOGIQUE
Maturation de la sexualité
Constitution de la réalité
Répression de LA SEXUALITE
Sublimation DE LA REALITE
Originalité de l’identification œdipienne – L’imago du père
LE COMPLEXE ET LA RELATIVITE SOCIOLOGIQUE
Matriarcat et PATRIARCAT
L’homme MODERNE ET LA FAMILLE CONJUGALE
Rôle de la formation familiale – Déclin de l’imago paternelle

CHAPITRE II

LES COMPLEXES FAMILIAUX EN PATHOLOGIE Jacques-M. LACAN 8.42-
1. Les psychoses à thème familial
Fonction DES COMPLEXES DANS LES DELIRES
Réactions familiales – Thèmes familiaux
Déterminisme DE LA PSYCHOSE
Facteurs familiaux
2. Les névroses familiales 8.42- 3
Symptôme névrotique et drame individuel – De l’expression du refoulé à la défense contre l’angoisse – Déformations spécifiques de la réalité humaine – Le drame existentiel de l’individu – La forme dégradée de l’Œdipe
Névroses DE TRANSFERT
L’hystérie – La névrose obsessionnelle
Névroses DE CARACTERE
La névrose d’autopunition – Introversion de la personnalité et schizonoïa – Inversion de la sexualité – Prévalence du principe mâle

SECTION B : L’ÉCOLE

SECTION C : LA PROFESSION

SECTION D : VIE QUOTIDIENNE ET VIE PUBLIQUE

(8.40-3)SECTION A : LA FAMILLE

INTRODUCTION : L’INSTITUTION FAMILIALE
La famille paraît d’abord comme un groupe naturel d’individus unis par une double relation biologique : la génération, qui donne les composants du groupe ; les conditions de milieu que postule le développement des jeunes et qui maintiennent le groupe pour autant que les adultes générateurs en assurent la fonction. Dans les espèces animales, cette fonction donne lieu à des comportements instinctifs, souvent très complexes. On a dû renoncer à faire dériver des relations familiales ainsi définies les autres phénomènes sociaux observés chez les animaux. Ces derniers apparaissent au contraire si distincts des instincts familiaux que les chercheurs les plus récents les rapportent à un instinct original, dit d’interattraction.

STRUCTURE CULTURELLE DE LA FAMILLE HUMAINE

L’espèce humaine se caractérise par un développement singulier des relations sociales, que soutiennent des capacités exceptionnelles de communication mentale, et corrélativement par une économie paradoxale des instincts qui s’y montrent essentiellement susceptibles de conversion et d’inversion et n’ont plus d’effet isolable que de façon sporadique. Des comportements adaptatifs d’une variété infinie sont ainsi permis. Leur conservation et leur progrès, pour dépendre de leur communication, sont avant tout œuvre collective et constituent la culture ; celle-ci introduit une nouvelle dimension dans la réalité sociale et dans la vie psychique. Cette dimension spécifie la famille humaine comme, du reste, tous les phénomènes sociaux chez l’homme.
Si, en effet, la famille humaine permet d’observer, dans les toutes premières phases des fonctions maternelles, par exemple, quelques traits de comportement instinctif, identifiables à ceux de la famille biologique, il suffit de réfléchir à ce que le sentiment de la paternité doit aux postulats spirituels qui ont marqué son développement, pour comprendre qu’en ce domaine les instances culturelles dominent les naturelles, au point qu’on ne peut tenir pour paradoxaux les cas où, comme dans l’adoption, elles s’y substituent.
Cette structure culturelle de la famille humaine est-elle entièrement accessible aux méthodes de la psychologie concrète : observation et analyse ? Sans doute, ces méthodes suffisent-elles à mettre en évidence des traits essentiels, comme la structure hiérarchique de la famille, et à reconnaître en elle l’organe privilégié de cette contrainte de l’adulte sur l’enfant, contrainte à laquelle l’homme doit une étape originale et les bases archaïques de sa formation morale.
Mais d’autres traits objectifs : les modes d’organisation de cette autorité familiale, les lois de sa transmission, les concepts de la descendance et de la parenté qui lui sont joints, les lois de l’héritage et de la succession qui s’y combinent, enfin ses rapports intimes avec les lois du mariage – obscurcissent en les enchevêtrant les relations psychologiques. Leur interprétation devra alors s’éclairer des données comparées de l’ethnographie, de l’histoire, du droit et de la statistique sociale. Coordonnées par la méthode sociologique, ces données établissent que la famille humaine est une institution. L’analyse psychologique doit s’adapter à cette structure complexe et n’a que faire des tentatives philosophiques qui ont pour objet de réduire la famille humaine soit à un fait biologique, soit à un élément théorique de la société.
Ces tentatives ont pourtant leur principe dans certaines apparences du phénomène familial ; pour illusoires que soient ces apparences, elles méritent qu’on s’y arrête, car elles reposent sur des convergences réelles entre des causes hétérogènes. Nous en décrirons le mécanisme sur deux points toujours litigieux pour le psychologue.
Hérédité psychologique. – Entre tous les groupes humains, la famille joue un rôle primordial dans la transmission de la culture. Si les traditions spirituelles, la garde des rites et des coutumes, la conservation des techniques et du patrimoine lui sont disputées par d’autres groupes sociaux, la famille prévaut dans la première éducation, la répression des instincts, l’acquisition de la langue justement nommée maternelle. Par là elle préside aux processus fondamentaux du développement psychique, à cette organisation des émotions selon des types conditionnés par l’ambiance, qui est la base des sentiments selon Shand ; plus largement, elle transmet des structures de comportement et de représentation dont le jeu déborde les limites de la conscience.
Elle établit ainsi entre les générations une continuité psychique dont la causalité est d’ordre mental. Cette continuité, si elle révèle l’artifice de ses fondements dans les concepts mêmes qui définissent l’unité de lignée, depuis le totem jusqu’au nom patronymique, ne se manifeste pas moins par la transmission à la descendance de dispositions psychiques qui confinent à l’inné ; Conn a créé pour ces effets le terme d’hérédité sociale. Ce terme, assez impropre en son ambiguïté, a du moins le mérite de signaler combien il est difficile au psychologue de ne pas majorer l’importance du biologique dans les faits dits d’hérédité psychologique.
(8.40-4)Parenté biologique. – Une autre similitude, toute contingente, se voit dans le fait que les composants normaux de la famille telle qu’on l’observe de nos jours en Occident : le père, la mère et les enfants, sont les mêmes que ceux de la famille biologique. Cette identité n’est rien de plus qu’une égalité numérique. Mais l’esprit est tenté d’y reconnaître une communauté de structure directement fondée sur la constance des instincts, constance qu’il lui faut alors retrouver dans les formes primitives de la famille. C’est sur ces prémisses qu’ont été fondées des théories purement hypothétiques de la famille primitive, tantôt à l’image de la promiscuité observable chez les animaux, par des critiques subversifs de l’ordre familial existant ; tantôt sur le modèle du couple stable, non moins observable dans l’animalité, par des défenseurs de l’institution considérée comme cellule sociale.
La famille primitive : une institution.
Les théories dont nous venons de parler ne sont appuyées sur aucun fait connu. La promiscuité présumée ne peut être affirmée nulle part, même pas dans les cas dits de mariage de groupe : dès l’origine existent interdictions et lois. Les formes primitives de la famille ont les traits essentiels de ses formes achevées : autorité sinon concentrée dans le type patriarcal, du moins représentée par un conseil, par un matriarcat ou ses délégués mâles ; mode de parenté, héritage, succession, transmis, parfois distinctement (Rivers), selon une lignée paternelle ou maternelle. Il s’agit bien là de familles humaines dûment constituées. Mais loin qu’elles nous montrent la prétendue cellule sociale, on voit dans ces familles, à mesure qu’elles sont plus primitives, non seulement un agrégat plus vaste de couples biologiques, mais surtout une parenté moins conforme aux liens naturels de consanguinité.
Le premier point est démontré par Durkheim et par Fauconnet après lui, sur l’exemple historique de la famille romaine ; à l’examen des noms de famille et du droit successoral, on découvre que trois groupes sont apparus successivement, du plus vaste au plus étroit : la gens, agrégat très vaste de souches paternelles ; la famille agnatique, plus étroite mais indivise ; enfin la famille qui soumet à la patria potestas de l’aïeul les couples conjugaux de tous ses fils et petits-fils.
Pour le second point, la famille primitive méconnaît les liens biologiques de la parenté : méconnaissance seulement juridique dans la partialité unilinéale de la filiation ; mais aussi ignorance positive ou peut-être méconnaissance systématique (au sens de paradoxe de la croyance que la psychiatrie donne à ce terme), exclusion totale de ces liens qui, pour ne pouvoir s’exercer qu’à l’égard de la paternité, s’observerait dans certaines cultures matriarcales (Rivers et Malinovski). En outre la parenté n’est reconnue que par le moyen de rites qui légitiment les liens du sang et au besoin en créent de fictifs : faits du totémisme, adoption, constitution artificielle d’un groupement agnatique comme la zadruga slave. De même, d’après notre code, la filiation est démontrée par le mariage.
À mesure qu’on découvre des formes plus primitives de la famille humaine, elles s’élargissent en groupements qui, comme le clan, peuvent être aussi considérés comme politiques. Que si l’on transfère dans l’inconnu de la préhistoire la forme dérivée de la famille biologique pour en faire naître par association ni naturelle ou artificielle ces groupements, c’est là une hypothèse contre laquelle échoue la preuve, mais qui est d’autant moins probable que les zoologistes refusent – nous l’avons vu – d’accepter une telle genèse pour les sociétés animales elles-mêmes.
D’autre part, si l’extension et la structure des groupements familiaux primitifs n’excluent pas l’existence en leur sein de familles limitées à leurs membres biologiques – le fait est aussi incontestable que celui de la reproduction bisexuée –, la forme ainsi arbitrairement isolée ne peut rien nous apprendre de sa psychologie et on ne peut l’assimiler à la forme familiale actuellement existante.
Le groupe réduit que compose la famille moderne ne parait pas, en effet, à l’examen, comme une simplification mais plutôt comme une contraction de l’institution familiale. Il montre une structure profondément complexe, dont plus d’un point s’éclaire bien mieux par les institutions positivement connues de la famille ancienne que par l’hypothèse d’une famille élémentaire qu’on ne saisit nulle part. Ce n’est pas dire qu’il soit trop ambitieux de chercher dans cette forme complexe un sens qui l’unifie et peut-être dirige son évolution. Ce sens se livre précisément quand, à la lumière de cet examen comparatif, on saisit le remaniement profond qui a conduit l’institution familiale à sa forme actuelle ; on reconnaît du même coup qu’il faut l’attribuer à l’influence prévalente que prend ici le mariage, institution qu’on doit distinguer de la famille. D’où l’excellence du terme « famille conjugale », par lequel Durkheim la désigne.

(8.40.-5)CHAPITRE I

LE COMPLEXE, FACTEUR CONCRET
DE LA PSYCHOLOGIE FAMILIALE

C’est dans l’ordre original de réalité que constituent les relations sociales qu’il faut comprendre la famille humaine. Si, pour asseoir ce principe, nous avons eu recours aux conclusions de la sociologie, bien que la somme des faits dont elle l’illustre déborde notre sujet, c’est que l’ordre de réalité en question est l’objet propre de cette science. Le principe est ainsi posé sur un plan où il a sa plénitude objective. Comme tel, il permettra de juger selon leur vraie portée les résultats actuels de la recherche psychologique. Pour autant, en effet, qu’elle rompt avec les abstractions académiques et vise, soit dans l’observation du behaviour soit par l’expérience de la psychanalyse, à rendre compte du concret, cette recherche, spécialement quand elle s’exerce sur les faits de « la famille comme objet et circonstance psychique », n’objective jamais des instincts, mais toujours des complexes.
Ce résultat n’est pas le fait contingent d’une étape réductible de la théorie ; il faut y reconnaître, traduit en termes psychologiques mais conforme au principe préliminairement posé, ce caractère essentiel de l’objet étudié : son conditionnement par des facteurs culturels, aux dépens des facteurs naturels.
Définition générale du complexe. – Le complexe, en effet, lie sous une forme fixée un ensemble de réactions qui peut intéresser toutes les fonctions organiques depuis l’émotion jusqu’à la conduite adaptée à l’objet. Ce qui définit le complexe, c’est qu’il reproduit une certaine réalité de l’ambiance, et doublement. 1° Sa forme représente cette réalité en ce qu’elle a d’objectivement distinct à une étape donnée du développement psychique ; cette étape spécifie sa genèse. 2° Son activité répète dans le vécu la réalité ainsi fixée, chaque fois que se produisent certaines expériences qui exigeraient une objectivation supérieure de cette réalité ; ces expériences spécifient le conditionnement du complexe.
Cette définition à elle seule implique que le complexe est dominé par des facteurs culturels : dans son contenu, représentatif d’un objet ; dans sa forme, liée à une étape vécue de l’objectivation ; enfin dans sa manifestation de carence objective à l’égard d’une situation actuelle, c’est-à-dire sous son triple aspect de relation de connaissance, de forme d’organisation affective et d’épreuve au choc du réel, le complexe se comprend par sa référence à l’objet. Or, toute identification objective exige d’être communicable, c’est-à-dire repose sur un critère culturel ; c’est aussi par des voies culturelles qu’elle est le plus souvent communiquée. Quant à l’intégration individuelle des formes d’objectivation, elle est l’œuvre d’un procès dialectique qui fait surgir chaque forme nouvelle des conflits de la précédente avec le réel. Dans ce procès il faut reconnaître le caractère qui spécifie l’ordre humain, à savoir cette subversion de toute fixité instinctive, d’où surgissent les formes fondamentales, grosses de variations infinies, de la culture.

Le complexe et l’instinct. – Si le complexe dans son plein exercice est du ressort de la culture, et si c’est là une considération essentielle pour qui veut rendre compte des faits psychiques de la famille humaine, ce n’est pas dire qu’il n’y ait pas de rapport entre le complexe et l’instinct. Mais, fait curieux, en raison des obscurités qu’oppose à la critique de la biologie contemporaine le concept de l’instinct, le concept du complexe, bien que récemment introduit, s’avère mieux adapté à des objets plus riches ; c’est pourquoi, répudiant l’appui que l’inventeur du complexe croyait devoir chercher dans le concept classique de l’instinct, nous croyons que, par un renversement théorique, c’est l’instinct qu’on pourrait éclairer actuellement par sa référence au complexe.
Ainsi pourrait-on confronter point par point : 1° la relation de connaissance qu’implique le complexe, à cette connaturalité de l’organisme à l’ambiance où sont suspendues les énigmes de l’instinct ; 2° la typicité générale du complexe en rapport avec les lois d’un groupe social, à la typicité générique de l’instinct en rapport avec la fixité de l’espèce ; 3° le protéisme des manifestations du complexe qui, sous des formes équivalentes d’inhibition, de compensation, de méconnaissance, de rationalisation, exprime la stagnation devant un même objet, à la stéréotypie des phénomènes de l’instinct, dont l’activation, soumise à la loi du « tout ou rien », reste rigide aux variations de la situation vitale. Cette stagnation dans le complexe tout autant que cette rigidité dans l’instinct – tant qu’on les réfère aux seuls postulats de l’adaptation vitale, déguisement mécaniste du finalisme, on se condamne à en faire des énigmes ; leur problème exige l’emploi des concepts plus riches qu’impose l’étude de la vie psychique.

Le complexe Freudien et l’imago. – Nous avons défini le complexe dans un sens très large qui n’exclut pas que le sujet ait conscience de ce qu’il représente. Mais c’est comme facteur essentiellement inconscient qu’il fut d’abord défini par Freud. Son unité est en effet frappante sous cette forme, où elle se révèle comme la cause d’effets psychiques non dirigés par la conscience, actes manqués, rêves, symptômes. Ces effets ont des caractères tellement distincts et contingents qu’ils forcent d’admettre comme élément fondamental du complexe cette entité paradoxale : une représentation inconsciente, désignée sous le nom d’imago. Complexes et imago ont révolutionné la psychologie et spécialement celle de la famille qui s’est révélée comme le lieu d’élection des complexes les plus (8.40–6)stables et les plus typiques : de simple sujet de paraphrases moralisantes, la famille est devenue l’objet d’une analyse concrète.
Cependant les complexes se sont démontrés comme jouant un rôle d’ « organiseurs » dans le développement psychique ; ainsi dominent-ils les phénomènes qui, dans la conscience, semblent les mieux intégrés à la personnalité ; ainsi sont motivées dans l’inconscient non seulement des justifications passionnelles, mais d’objectivables rationalisations. La portée de la famille comme objet et circonstance psychique s’en est du même coup trouvée accrue.
Ce progrès théorique nous a incité à donner du complexe une formule généralisée, qui permette d’y inclure les phénomènes conscients de structure semblable. Tels les sentiments où il faut voir des complexes émotionnels conscients, les sentiments familiaux spécialement étant souvent l’image inversée de complexes inconscients. Telles aussi les croyances délirantes, où le sujet affirme un complexe comme une réalité objective ; ce que nous montrerons particulièrement dans les psychoses familiales. Complexes, imagos, sentiments et croyances vont être étudiés dans leur rapport avec la famille et en fonction du développement psychique qu’ils organisent depuis l’enfant élevé dans la famille jusqu’à l’adulte qui la reproduit.

1. – Le complexe du sevrage

Le complexe du sevrage fixe dans le psychisme la relation du nourrissage, sous le mode parasitaire qu’exigent les besoins du premier âge de l’homme ; il représente la forme primordiale de l’imago maternelle. Partant, il fonde les sentiments les plus archaïques et les plus stables qui unissent l’individu à la famille. Nous touchons ici au complexe le plus primitif du développement psychique, à celui qui se compose avec tous les complexes ultérieurs ; il n’est que plus frappant de le voir entièrement dominé par des facteurs culturels et ainsi, dès ce stade primitif, radicalement différent de l’instinct.

Le sevrage en tant qu’ablactation. – Il s’en rapproche pourtant par deux caractères : le complexe du sevrage, d’une part, se produit avec des traits si généraux dans toute l’étendue de l’espèce qu’on peut le tenir pour générique ; d’autre part, il représente dans le psychisme une fonction biologique, exercée par un appareil anatomiquement différencié : la lactation. Aussi comprend-on qu’on ait voulu rapporter à un instinct, même chez l’homme, les comportements fondamentaux, qui lient la mère à l’enfant. Mais c’est négliger un caractère essentiel de l’instinct : sa régulation physiologique manifeste dans le fait que l’instinct maternel cesse d’agir chez l’animal quand la fin du nourrissage est accomplie.
Chez l’homme, au contraire, c’est une régulation culturelle qui conditionne le sevrage. Elle y apparaît comme dominante, même si on le limite au cycle de l’ablactation proprement dite, auquel répond pourtant la période physiologique de la glande commune à la classe des Mammifères. Si la régulation qu’on observe en réalité n’apparaît comme nettement contre nature que dans des pratiques arriérées – qui ne sont pas toutes en voie de désuétude – ce serait céder à une illusion grossière que de chercher dans la physiologie la base instinctive de ces règles, plus conformes à la nature, qu’impose au sevrage comme à l’ensemble des mœurs l’idéal des cultures les plus avancées. En fait, le sevrage, par l’une quelconque des contingences opératoires qu’il comporte, est souvent un traumatisme psychique dont les effets individuels, anorexies dites mentales, toxicomanies par la bouche, névroses gastriques, révèlent leurs causes à la psychanalyse.

Le sevrage, crise du psychisme. – Traumatisant ou non, le sevrage laisse dans le psychisme humain la trace permanente de la relation biologique qu’il interrompt. Cette crise vitale se double en effet d’une crise du psychisme, la première sans doute dont la solution ait une structure dialectique. Pour la première fois, semble-t-il, une tension vitale se résout en intention mentale. Par cette intention, le sevrage est accepté ou refusé ; l’intention certes est fort élémentaire, puisqu’elle ne peut pas même être attribuée à un moi encore à l’état de rudiments ; l’acceptation ou le refus ne peuvent être conçus comme un choix, puisqu’en l’absence d’un moi qui affirme ou nie ils ne sont pas contradictoires ; mais, pôles coexistants et contraires, ils déterminent une attitude ambivalente par essence, quoique l’un d’eux y prévale. Cette ambivalence primordiale, lors des crises qui assurent la suite du développement, se résoudra en différenciations psychiques d’un niveau dialectique de plus en plus élevé et d’une irréversibilité croissante. La prévalence originelle y changera plusieurs fois de sens et pourra de ce fait y subir des destinées très diverses ; elle s’y retrouvera pourtant et dans le temps et dans le ton, à elle propres, qu’elle imposera et à ces crises et aux catégories nouvelles dont chacune dotera le vécu.

L’IMAGO DU SEIN MATERNEL

C’est le refus du sevrage qui fonde le positif du complexe, à savoir l’imago de la relation nourricière qu’il tend à rétablir. Cette imago est donnée dans son contenu par les sensations propres au premier âge, mais n’a de forme qu’à mesure qu’elles s’organisent mentalement. Or, ce stade étant antérieur à l’avènement de la forme de l’objet, il ne semble pas que ces contenus puissent se représenter dans la conscience. Ils s’y reproduisent pourtant dans les structures mentales qui modèlent, avons-nous dit, les expériences psychiques ultérieures. Ils seront réévoqués par association à l’occasion de celles-ci, mais inséparables des contenus objectifs qu’ils auront informés. Analysons ces contenus et ces formes.
L’étude du comportement de la prime enfance permet d’affirmer que les sensations extéro-, proprio- et intéroceptives ne sont pas encore, après le douzième mois, suffisamment coordonnées pour que soit achevée la reconnaissance du corps propre, ni corrélativement la notion de ce qui lui est extérieur.

Forme extéroceptive : la présence humaine. – Très tôt pourtant, certaines sensations extéroceptives s’isolent sporadiquement en unités de perception. Ces éléments d’objets répondent, comme il est à prévoir, aux premiers intérêts affectifs. En témoignent la précocité et l’électivité des réactions de l’enfant à l’approche et au départ des personnes qui prennent soin de lui. Il faut pourtant mentionner à part, comme un fait de (8’40-7)structure, la réaction d’intérêt que l’enfant manifeste devant le visage humain : elle est extrêmement précoce, s’observant dès les premiers jours et avant même que les coordinations motrices des yeux soient achevées. Ce fait ne peut être détaché du progrès par lequel le visage humain prendra toute sa valeur d’expression psychique. Cette valeur, pour être sociale, ne peut être tenue pour conventionnelle. La puissance réactivée, souvent sous un mode ineffable, que prend le masque humain dans les contenus mentaux des psychoses, parait témoigner de l’archaïsme de sa signification.
Quoi qu’il en soit, ces réactions électives permettent de concevoir chez l’enfant une certaine connaissance très précoce de la présence qui remplit la fonction maternelle, et le rôle de traumatisme causal, que dans certaines névroses et certains troubles du caractère, peut jouer une substitution de cette présence. Cette connaissance, très archaïque et pour laquelle semble fait le calembour claudélien de « co-naissance », se distingue à peine de l’adaptation affective. Elle reste tout engagée dans la satisfaction des besoins propres au premier âge et dans l’ambivalence typique des relations mentales qui s’y ébauchent. Cette satisfaction apparaît avec les signes de la plus grande plénitude dont puisse être comblé le désir humain, pour peu qu’on considère l’enfant attaché à la mamelle.

Satisfaction proprioceptive : la fusion orale. – Les sensations proprioceptives de la succion et de la préhension font évidemment la base de cette ambivalence du vécu, qui ressort de la situation même : l’être qui absorbe est tout absorbé et le complexe archaïque lui répond dans l’embrassement maternel. Nous ne parlerons pas ici avec FREUD d’auto-érotisme, puisque le moi n’est pas constitué, ni de narcissisme, puisqu’il n’y a pas d’image du moi ; bien moins encore d’érotisme oral, puisque la nostalgie du sein nourricier, sur laquelle a équivoqué l’école psychanalytique, ne relève du complexe du sevrage qu’à travers son remaniement par le complexe d’Œdipe. « Cannibalisme », mais cannibalisme fusionnel, ineffable, à la fois actif et passif, toujours survivant dans les jeux et mots symboliques, qui, dans l’amour le plus évolué, rappellent le désir de la larve, – nous reconnaîtrons en ces termes le rapport à la réalité sur lequel repose l’imago maternelle.

Malaise intéroceptif : l’imago prénatale. – Cette base elle-même ne peut être détachée du chaos des sensations intéroceptives dont elle émerge. L’angoisse, dont le prototype apparaît dans l’asphyxie de la naissance, le froid, lié à la nudité du tégument, et le malaise labyrinthique auquel répond la satisfaction du bercement, organisent par leur triade le ton pénible de la vie organique qui, pour les meilleurs observateurs, domine les six premiers mois de l’homme. Ces malaises primordiaux ont tous la même cause : une insuffisante adaptation à la rupture des conditions d’ambiance et de nutrition qui font l’équilibre parasitaire de la vie intra-utérine.
Cette conception s’accorde avec ce que, à l’expérience, la psychanalyse trouve comme fonds dernier de l’imago du sein maternel : sous les fantasmes du rêve comme sous les obsessions de la veille se dessinent avec une impressionnante précision les images de l’habitat intra-utérin et du seuil anatomique de la vie extra-utérine. En présence des données de la physiologie et du fait anatomique de la non-myélinisation des centres nerveux supérieurs chez le nouveau-né, il est pourtant impossible de faire de la naissance, avec certains psychanalystes, un traumatisme psychique. Dès lors cette forme de l’imago resterait une énigme si l’état postnatal de l’homme ne manifestait, par son malaise même, que l’organisation posturale, tonique, équilibratoire, propre à la vie intra-utérine, survit à celle-ci.

LE SEVRAGE : PREMATURATION SPECIFIQUE DE LA NAISSANCE

Il faut remarquer que le retard de la dentition et de la marche, un retard corrélatif de la plupart des appareils et des fonctions, déterminent chez l’enfant une impuissance vitale totale qui dure au delà des deux premières années. Ce fait doit-il être tenu pour solidaire de ceux qui donnent au développement somatique ultérieur de l’homme son caractère d’exception par rapport aux animaux de sa classe : la durée de la période d’enfance et le retard de la puberté ? Quoi qu’il en soit, il ne faut pas hésiter à reconnaître au premier âge une déficience biologique positive, et à considérer l’homme comme un animal à naissance prématurée. Cette conception explique la généralité du complexe, et qu’il soit indépendant des accidents de l’ablactation. Celle-ci – sevrage au sens étroit – donne son expression psychique, la première et aussi la plus adéquate, à l’imago plus obscure d’un sevrage plus ancien, plus pénible et d’une plus grande ampleur vitale : celui qui, à la naissance, sépare l’enfant de la matrice, séparation prématurée d’où provient un malaise que nul soin maternel ne peut compenser. Rappelons en cet endroit un fait pédiatrique connu, l’arriération affective très spéciale qu’on observe chez les enfants nés avant terme.

Le sentiment de la maternité. – Ainsi constituée, l’imago du sein maternel domine toute la vie de l’homme. De par son ambivalence pourtant, elle peut trouver à se saturer dans le renversement de la situation qu’elle représente, ce qui n’est réalisé strictement qu’à la seule occasion de la maternité. Dans l’allaitement, l’étreinte et la contemplation de l’enfant, la mère, en même temps, reçoit et satisfait le plus primitif de tous les désirs. Il n’est pas jusqu’à la tolérance de la douleur de l’accouchement qu’on ne puisse comprendre comme le fait d’une compensation représentative du premier apparu des phénomènes affectifs : l’angoisse, née avec la vie. Seule l’imago qui imprime au plus profond du psychisme le sevrage congénital de l’homme, peut expliquer la puissance, la richesse et la durée du sentiment maternel. La réalisation de cette imago dans la conscience assure à la femme une satisfaction psychique privilégiée, cependant que ses effets dans la conduite de la mère préservent l’enfant de l’abandon qui lui serait fatal.

En opposant le complexe à l’instinct, nous ne dénions pas au complexe tout fondement biologique, et en le définissant par certains rapports idéaux, nous le relions pourtant à sa base matérielle. Cette base, c’est la fonction qu’il assure dans le groupe social ; et ce fondement biologique, on le voit dans la dépendance vitale de l’individu par rapport au groupe. Alors que l’instinct a un support organique et n’est rien d’autre que la régulation de celui-ci dans une fonction vitale, le complexe n’a qu’à l’occasion un rapport organique, quand il supplée à une insuffisance vitale par la régulation d’une fonction sociale. Tel est le cas du complexe du sevrage. Ce rapport organique explique que l’imago de la mère tienne aux profondeurs du psychisme et que sa sublimation soit particulièrement difficile, comme il est manifeste dans l’attachement de l’enfant « aux jupes de sa mère » et dans la durée parfois anachronique de ce lien.
L’imago pourtant doit être sublimée pour que de nouveaux rapports s’introduisent avec le groupe social, pour que de nouveaux complexes les intègrent au psychisme. Dans la mesure où elle résiste à ces exigences nouvelles, qui sont celles du progrès de la personnalité, l’imago, salutaire à l’origine, devient facteur de mort.

L’appétit de la mort. – Que la tendance à la mort soit vécue par l’homme comme objet d’un appétit, c’est là une réalité que l’analyse fait apparaître à tous les niveaux du psychisme ; cette réalité, il appartenait à l’inventeur de la psychanalyse d’en reconnaître le caractère irréductible, mais l’explication qu’il en a donnée par un instinct de mort, pour éblouissante (8*40 –8)qu’elle soit, n’en reste pas moins contradictoire dans les termes ; tellement il est vrai que le génie même, chez Freud, cède au préjugé du biologiste qui exige que toute tendance se rapporte à un instinct. Or, la tendance à la mort, qui spécifie le psychisme de l’homme, s’explique de façon satisfaisante par la conception que nous développons ici, à savoir que le complexe, unité fonctionnelle de ce psychisme, ne répond pas à des fonctions vitales mais à l’insuffisance congénitale de ces fonctions.
Cette tendance psychique à la mort, sous la forme originelle que lui donne le sevrage, se révèle dans des suicides très spéciaux qui se caractérisent comme « non violents », en même temps qu’y apparaît la forme orale du complexe : grève de la faim de l’anorexie mentale, empoisonnement lent de certaines toxicomanies par la bouche, régime de famine des névroses gastriques. L’analyse de ces cas montre que, dans son abandon à la mort, le sujet cherche à retrouver l’imago de la mère. Cette association mentale n’est pas seulement morbide. Elle est générique, comme il se voit dans la pratique de la sépulture, dont certains modes manifestent clairement le sens psychologique de retour au sein de la mère ; comme le révèlent encore les connexions établies entre la mère et la mort, tant par les techniques magiques que par les conceptions des théologies antiques ; comme on l’observe enfin dans toute expérience psychanalytique assez poussée.

Le lien domestique. – Même sublimée, l’imago du sein maternel continue à jouer un rôle psychique important pour notre sujet. Sa forme la plus soustraite à la conscience, celle de l’habitat prénatal, trouve dans l’habitation et dans son seuil, surtout dans leurs formes primitives, la caverne, la hutte, un symbole adéquat.

Par là, tout ce qui constitue l’unité domestique du groupe familial devient pour l’individu, à mesure qu’il est plus capable de l’abstraire, l’objet d’une affection distincte de celles qui l’unissent à chaque membre de ce groupe. Par là encore, l’abandon des sécurités que comporte l’économie familiale a la portée d’une répétition du sevrage et ce n’est, le plus souvent, qu’à cette occasion que le complexe est suffisamment liquidé. Tout retour, fut-il partiel, à ces sécurités, peut déclencher dans le psychisme des ruines sans proportion avec le bénéfice pratique de ce retour.
Tout achèvement de la personnalité exige ce nouveau sevrage. Hegel formule que l’individu qui ne lutte pas pour être reconnu hors du groupe familial, n’atteint jamais à la personnalité avant la mort. Le sens psychologique de cette thèse apparaîtra dans la suite de notre étude. En fait de dignité personnelle, ce n’est qu’à celle des entités nominales que la famille promeut l’individu et elle ne le peut qu’à l’heure de la sépulture.

La nostalgie du Tout. – La saturation du complexe fonde le sentiment maternel ; sa sublimation contribue au sentiment familial ; sa liquidation laisse des traces où on peut la reconnaître : c’est cette structure de l’imago qui reste à la base des progrès mentaux qui l’ont remaniée. S’il fallait définir la forme la plus abstraite où on la retrouve, nous la caractériserions ainsi : une assimilation parfaite de la totalité à l’être. Sous cette formule d’aspect un peu philosophique, on reconnaîtra ces nostalgies de l’humanité : mirage métaphysique de l’harmonie universelle, abîme mystique de la fusion affective, utopie sociale d’une tutelle totalitaire, toutes sorties de la hantise du paradis perdu d’avant la naissance et de la plus obscure aspiration à la mort.

2. – Le complexe de l’intrusion

La JALOUSIE, ARCHETYPE DES SENTIMENTS SOCIAUX

Le complexe de l’intrusion représente l’expérience que réalise le sujet primitif, le plus souvent quand il voit un ou plusieurs de ses semblables participer avec lui à la relation domestique, autrement dit, lorsqu’il se connaît des frères. Les conditions en seront donc très variables, d’une part selon les cultures et l’extension qu’elles donnent au groupe domestique, d’autre part selon les contingences individuelles, et d’abord selon la place que le sort donne au sujet dans l’ordre des naissances, selon la position dynastique, peut-on dire, qu’il occupe ainsi avant tout conflit : celle de nanti ou celle d’usurpateur.
La jalousie infantile a dès longtemps frappé les observateurs : « J’ai vu de mes yeux, dit Saint Augustin, et bien observé un tout-petit en proie à la jalousie : il ne parlait pas encore et il ne pouvait sans pâlir arrêter son regard au spectacle amer de son frère de lait » (Confessions, I, VII). Le fait ici révélé à l’étonnement du moraliste resta longtemps réduit à la valeur d’un thème de rhétorique, utilisable à toutes fins apologétiques.
L’observation expérimentale de l’enfant et les investigations psychanalytiques, en démontrant la structure de la jalousie infantile, ont mis au jour son rôle dans la genèse de la sociabilité et, par là, de la connaissance elle-même en tant qu’humaine. Disons que le point critique révélé par ces recherches est que la jalousie, dans son fonds, représente non pas une rivalité vitale mais une identification mentale.

Identification mentale. – Des enfants entre 6 mois et 2 ans étant confrontés par couple et sans tiers et laissés à leur spontanéité ludique, on peut constater le fait suivant : entre les enfants ainsi mis en présence apparaissent des réactions diverses où semble se manifester une communication. Parmi ces réactions un type se distingue, du fait qu’on peut y reconnaître une rivalité objectivement définissable : il comporte en effet entre les sujets une certaine adaptation des postures et des gestes, à savoir une conformité dans leur alternance, une convergence dans leur série, qui les ordonnent en provocations et ripostes et permettent d’affirmer, sans préjuger de la conscience des sujets, qu’ils réalisent la situation comme à double issue, comme une alternative. Dans la mesure même de cette adaptation, on peut admettre que dès ce stade s’ébauche la reconnaissance d’un rival, c’est-à-dire d’un « autre » comme objet. Or, si une telle réaction peut être très précoce, elle se montre déterminée par une condition si dominante qu’elle en apparaît comme univoque : à savoir une limite qui ne peut être dépassée dans l’écart d’âge entre les sujets. Cette limite se restreint à deux mois et demi dans la première année de la période envisagée et reste aussi stricte en s’élargissant.

(8˙40 – 9)Si cette condition n’est pas remplie, les réactions que l’on observe entre les enfants confrontés ont une valeur toute différente. Examinons les plus fréquentes : celles de la parade, de la séduction, du despotisme. Bien que deux partenaires y figurent, le rapport qui caractérise chacune d’elles se révèle à l’observation, non pas comme un conflit entre deux individus, mais dans chaque sujet, comme un conflit entre deux attitudes opposées et complémentaires, et cette participation bipolaire est constitutive de la situation elle-même. Pour comprendre cette structure, qu’on s’arrête un instant à l’enfant qui se donne en spectacle et à celui qui le suit du regard : quel est le plus spectateur ? Ou bien qu’on observe l’enfant qui prodigue envers un autre ses tentatives de séduction : où est le séducteur ? Enfin, de l’enfant qui jouit des preuves de la domination qu’il exerce et de celui qui se complaît à s’y soumettre, qu’on se demande quel est le plus asservi ? Ici se réalise ce paradoxe : que chaque partenaire confond la partie de l’autre avec la sienne propre et s’identifie à lui ; mais qu’il peut soutenir ce rapport sur une participation proprement insignifiante de cet autre et vivre alors toute la situation à lui seul, comme le manifeste la discordance parfois totale entre leurs conduites. C’est dire que l’identification, spécifique des conduites sociales, à ce stade, se fonde sur un sentiment de l’autre, que l’on ne peut que méconnaître sans une conception correcte de sa valeur tout imaginaire.

L’imago du semblable. – Quelle est donc la structure de cette imago ? Une première indication nous est donnée par la condition reconnue plus haut pour nécessaire à une adaptation réelle entre partenaires, à savoir un écart d’âge très étroitement limité. Si l’on se réfère au fait que ce stade est caractérisé par des transformations de la structure nerveuse assez rapides et profondes pour dominer les différenciations individuelles, on comprendra que cette condition équivaut à l’exigence d’une similitude entre les sujets. Il apparaît que l’imago de l’autre est liée à la structure du corps propre et plus spécialement de ses fonctions de relation, par une certaine similitude objective.
La doctrine de la psychanalyse permet de serrer davantage le problème. Elle nous montre dans le frère, au sens neutre, l’objet électif des exigences de la libido qui, au stade que nous étudions, sont homosexuelles. Mais aussi elle insiste sur la confusion en cet objet de deux relations affectives, amour et identification, dont l’opposition sera fondamentale aux stades ultérieurs.
Cette ambiguïté originelle se retrouve chez l’adulte, dans la passion de la jalousie amoureuse et c’est là qu’on peut le mieux la saisir. On doit la reconnaître, en effet, dans le puissant intérêt que le sujet porte à l’image du rival : intérêt qui, bien qu’il s’affirme comme haine, c’est-à-dire comme négatif, et bien qu’il se motive par l’objet prétendu de l’amour, n’en paraît pas moins entretenu par le sujet de la façon la plus gratuite et la plus coûteuse et souvent domine à tel point le sentiment amoureux lui-même, qu’il doit être interprété comme l’intérêt essentiel et positif de la passion. Cet intérêt confond en lui l’identification et l’amour et, pour n’apparaître que masqué dans le registre de la pensée de l’adulte, n’en confère pas moins à la passion qu’il soutient cette irréfutabilité qui l’apparente à l’obsession. L’agressivité maximum qu’on rencontre dans les formes psychotiques de la passion est constituée bien plus par la négation de cet intérêt singulier que par la rivalité qui paraît la justifier.

Le sens de l’agressivité primordiale.– Mais c’est tout spécialement dans la situation fraternelle primitive que l’agressivité se démontre pour secondaire à l’identification. La doctrine Freudienne reste incertaine sur ce point ; l’idée darwinienne que la lutte est aux origines mêmes de la vie garde en effet un grand crédit auprès du biologiste ; mais sans doute faut-il reconnaître ici le prestige moins critiqué d’une emphase moralisante, qui se transmet en des poncifs tels que : homo homini lupus. Il est évident, au contraire, que le nourrissage constitue précisément pour les jeunes une neutralisation temporaire des conditions de la lutte pour la nourriture. Cette signification est plus évidente encore chez l’homme. L’apparition de la jalousie en rapport avec le nourrissage, selon le thème classique illustré plus haut par une citation de Saint Augustin, doit donc être interprétée prudemment. En fait, la jalousie peut se manifester dans des cas où le sujet, depuis longtemps sevré, n’est pas en situation de concurrence vitale à l’égard de son frère. Le phénomène semble donc exiger comme préalable une certaine identification à l’état du frère. Au reste, la doctrine analytique, en caractérisant comme sadomasochiste la tendance typique de la libido à ce même stade, souligne certes que l’agressivité domine alors l’économie affective, mais aussi qu’elle est toujours à la fois subie et agie, c’est-à-dire sous-tendue par une identification à l’autre, objet de la violence.

Rappelons que ce rôle de doublure intime que joue le masochisme dans le sadisme, a été mis en relief par la psychanalyse et que c’est l’énigme que constitue le masochisme dans l’économie des instincts vitaux qui a conduit Freud à affirmer un instinct de mort.
Si l’on veut suivre l’idée que nous avons indiquée plus haut, et désigner avec nous dans le malaise du sevrage humain la source du désir de la mort, on reconnaîtra dans le masochisme primaire le moment dialectique où le sujet assume par ses premiers actes de jeu la reproduction de ce malaise même et, par là, le sublime et le surmonte. C’est bien ainsi que sont apparus les jeux primitifs de l’enfant à l’œil connaisseur de Freud : cette joie de la première enfance de rejeter un objet du champ de son regard, puis, l’objet retrouvé, d’en renouveler inépuisablement l’exclusion, signifie bien que c’est le pathétique du sevrage que le sujet s’inflige à nouveau, tel qu’il l’a subi, mais dont il triomphe maintenant qu’il est actif dans sa reproduction.
Le dédoublement ainsi ébauché dans le sujet, c’est l’identification au frère qui lui permet de s’achever : elle fournit l’image qui fixe l’un des pôles du masochisme primaire. Ainsi la non-violence du suicide primordial engendre la violence du meurtre imaginaire du frère. Mais cette violence n’a pas de rapport avec la lutte pour la vie. L’objet que choisit l’agressivité dans les primitifs jeux de la mort est, en effet, hochet ou déchet, biologiquement indifférent ; le sujet l’abolit gratuitement, en quelque sorte pour le plaisir, il ne fait que consommer ainsi la perte de l’objet maternel. L’image du frère non sevré n’attire une agression spéciale que parce qu’elle répète dans le sujet l’imago de la situation maternelle et avec elle le désir de la mort. Ce phénomène est secondaire à l’identification.

LE STADE DU MIROIR

L’identification affective est une fonction psychique dont la psychanalyse a établi l’originalité, spécialement dans le complexe d’Œdipe, comme nous le verrons. Mais l’emploi de ce terme au stade que nous étudions reste mal défini dans la doctrine ; c’est à quoi nous avons tenté de suppléer par une théorie de cette identification dont nous désignons le moment génétique sous le terme de stade du miroir.
Le stade ainsi considéré répond au déclin du sevrage, c’est-à-dire à la fin de ces six mois dont la dominante psychique de malaise, répondant au retard de la croissance physique, traduit cette prématuration de la naissance qui est, comme nous l’avons dit, le fond spécifique du sevrage chez l’homme. Or, la reconnaissance par le sujet de son image dans le miroir est un phénomène (8*40 – 10)qui, pour l’analyse de ce stade, est deux fois significatif : le phénomène apparaît après six mois et son étude à ce moment révèle de façon démonstrative les tendances qui constituent alors la réalité du sujet ; l’image spéculaire, en raison même de ces affinités, donne un bon symbole de cette réalité : de sa valeur affective, illusoire comme l’image, et de sa structure, comme elle reflet de la forme humaine.
La perception de la forme du semblable en tant qu’unité mentale est liée chez l’être vivant à un niveau corrélatif d’intelligence et de sociabilité. L’imitation au signal la montre, réduite, chez l’animal de troupeau ; les structures échomimiques, échopraxiques en manifestent l’infinie richesse chez le Singe et chez l’homme. C’est le sens primaire de l’intérêt que l’un et l’autre manifestent à leur image spéculaire. Mais si leurs comportements à l’égard de cette image, sous la forme de tentatives d’appréhension manuelle, paraissent se ressembler, ces jeux ne dominent chez l’homme que pendant un moment, à la fin de la première année, âge dénommé par Bühler « âge du Chimpanzé » parce que l’homme y passe à un pareil niveau d’intelligence instrumentale.

Puissance seconde de l’image spéculaire. – Or le phénomène de perception qui se produit chez l’homme dès le sixième mois, est apparu dès ce moment sous une forme toute différente, caractéristique d’une intuition illuminative, à savoir, sur le fonds d’une inhibition attentive, révélation soudaine du comportement adapté (ici geste de référence à quelque partie du corps propre) ; puis ce gaspillage jubilatoire d’énergie qui signale objectivement le triomphe ; cette double réaction laissant entrevoir le sentiment de compréhension sous sa forme ineffable. Ces caractères traduisent selon nous le sens secondaire que le phénomène reçoit des conditions libidinales qui entourent son apparition. Ces conditions ne sont que les tensions psychiques issues des mois de prématuration et qui paraissent traduire une double rupture vitale : rupture de cette immédiate adaptation au milieu qui définit le monde de l’animal par sa connaturalité ; rupture de cette unité du fonctionnement du vivant qui asservit chez l’animal la perception à la pulsion.

La discordance, à ce stade chez l’homme, tant des pulsions que des fonctions, n’est que la suite de l’incoordination prolongée des appareils. Il en résulte un stade affectivement et mentalement constitué sur la base d’une proprioceptivité qui donne le corps comme morcelé : d’une part, l’intérêt psychique se trouve déplacé sur des tendances visant à quelque recollement du corps propre ; d’autre part, la réalité, soumise d’abord à un morcellement perceptif, dont le chaos atteint jusqu’à ses catégories, « espaces », par exemple, aussi disparates que les statiques successives de l’enfant, s’ordonne en reflétant les formes du corps, qui donnent en quelque sorte le modèle de tous les objets.
C’est ici une structure archaïque du monde humain dont l’analyse de l’inconscient a montré les profonds vestiges : fantasmes de démembrement, de dislocation du corps, dont ceux de la castration ne sont qu’une image mise en valeur par un complexe particulier ; l’imago du double, dont les objectivations fantastiques, telles que des causes diverses les réalisent à divers âges de la vie, révèlent au psychiatre qu’elle évolue avec la croissance du sujet ; enfin, ce symbolisme anthropomorphique et organique des objets dont la psychanalyse, dans les rêves et dans les symptômes, a fait la prodigieuse découverte.
La tendance par où le sujet restaure l’unité perdue de soi-même prend place dès l’origine au centre de la conscience. Elle est la source d’énergie de son progrès mental, progrès dont la structure est déterminée par la prédominance des fonctions visuelles. Si la recherche de son unité affective promeut chez le sujet les formes où il se représente son identité, la forme la plus intuitive en est donnée, à cette phase, par l’image spéculaire. Ce que le sujet salue en elle, c’est l’unité mentale qui lui est inhérente. Ce qu’il y reconnaît, c’est l’idéal de l’imago du double. Ce qu’il y acclame, c’est le triomphe de la tendance salutaire.

Structure narcissique du moi. – Le monde propre à cette phase est donc un monde narcissique. En le désignant ainsi nous n’évoquons pas seulement sa structure libidinale par le terme même auquel Freud et Abraham, dès 1908 ont assigné le sens purement énergétique d’investissement de la libido sur le corps propre ; nous voulons aussi pénétrer sa structure mentale avec le plein sens du mythe de Narcisse ; que ce sens indique la mort : l’insuffisance vitale dont ce monde est issu ; ou la réflexion spéculaire : l’imago du double qui lui est centrale ; ou l’illusion de l’image : ce monde, nous l’allons voir, ne contient pas d’autrui.

La perception de l’activité d’autrui ne suffit pas en effet à rompre l’isolement affectif du sujet. Tant que l’image du semblable ne joue que son rôle primaire, limité à la fonction d’expressivité, elle déclenche chez le sujet émotions et postures similaires, du moins dans la mesure où le permet la structure actuelle de ses appareils. Mais tandis qu’il subit cette suggestion émotionnelle ou motrice, le sujet ne se distingue pas de l’image elle-même. Bien plus, dans la discordance caractéristique de cette phase, l’image ne fait qu’ajouter l’intrusion temporaire d’une tendance étrangère. Appelons-la intrusion narcissique : l’unité qu’elle introduit dans les tendances contribuera pourtant à la formation du moi. Mais, avant que le moi affirme son identité, il se confond avec cette image qui le forme, mais l’aliène primordialement.
Disons que le moi gardera de cette origine la structure ambiguë du spectacle qui, manifeste dans les situations plus haut décrites du despotisme, de la séduction, de la parade, donne leur forme à des pulsions, sado-masochiste et scoptophilique (désir de voir et d’être vu), destructrices de l’autrui dans leur essence. Notons aussi que cette intrusion primordiale fait comprendre toute projection du moi constitué, qu’elle se manifeste comme mythomaniaque chez l’enfant dont l’identification personnelle vacille encore, comme transitiviste chez le paranoïaque dont le moi régresse à un stade archaïque, ou comme compréhensive quand elle est intégrée dans un moi normal.

LE DRAME DE LA JALOUSIE : LE MOI ET L’AUTRUI

Le moi se constitue en même temps que l’autrui dans le drame de la jalousie. Pour le sujet, c’est une discordance qui intervient dans la satisfaction spectaculaire, du fait de la tendance que celle-ci suggère. Elle implique l’introduction d’un tiers objet qui, à la confusion affective, comme à l’ambiguïté spectaculaire, substitue la concurrence d’une situation triangulaire. Ainsi le sujet, engagé dans la jalousie par identification, débouche (8*40 – 11)sur une alternative nouvelle où se joue le sort de la réalité : ou bien il retrouve l’objet maternel et va s’accrocher au refus du réel et à la destruction de l’autre ; ou bien, conduit à quelque autre objet, il le reçoit sous la forme caractéristique de la connaissance humaine, comme objet communicable, puisque concurrence implique à la fois rivalité et accord ; mais en même temps il reconnaît l’autre avec lequel s’engage la lutte ou le contrat, bref il trouve à la fois l’autrui et l’objet socialisé. Ici encore la jalousie humaine se distingue donc de la rivalité vitale immédiate, puisqu’elle forme son objet plus qu’il ne la détermine ; elle se révèle comme l’archétype des sentiments sociaux.
Le moi ainsi conçu ne trouve pas avant l’âge de trois ans sa constitution essentielle ; c’est celle même, on le voit, de l’objectivité fondamentale de la connaissance humaine. Point remarquable, celle-ci tire sa richesse et sa puissance de l’insuffisance vitale de l’homme à ses origines. Le symbolisme primordial de l’objet favorise tant son extension hors des limites des instincts vitaux que sa perception comme instrument. Sa socialisation par la sympathie jalouse fonde sa permanence et sa substantialité.
Tels sont les traits essentiels du rôle psychique du complexe fraternel. En voici quelques applications.

Conditions et effets de la fraternité. – Le rôle traumatisant du frère au sens neutre est donc constitué par son intrusion. Le fait et l’époque de son apparition déterminent sa signification pour le sujet. L’intrusion part du nouveau venu pour infester l’occupant ; dans la famille, c’est en règle générale le fait d’une naissance et c’est l’aîné qui en principe joue le rôle de patient.
La réaction du patient au traumatisme dépend de son développement psychique. Surpris par l’intrus dans le désarroi du sevrage, il le réactive sans cesse à son spectacle : il fait alors une régression qui se révélera, selon les destins du moi, comme psychose schizophrénique ou comme névrose hypochondriaque ; ou bien il réagit par la destruction imaginaire du monstre, qui donnera de même soit des impulsions perverses, soit une culpabilité obsessionnelle.
Que l’intrus ne survienne au contraire qu’après le complexe de l’Œdipe, il est adopté le plus souvent sur le plan des identifications parentales, plus denses affectivement et plus riches de structure, on va le voir. Il n’est plus pour le sujet l’obstacle ou le reflet, mais une personne digne d’amour ou de haine. Les pulsions agressives se subliment en tendresse ou en sévérité.
Mais le frère donne aussi le modèle archaïque du moi. Ici le rôle d’agent revient à l’aîné comme au plus achevé. Plus conforme sera ce modèle à l’ensemble des pulsions du sujet, plus heureuse sera la synthèse du moi et plus réelles les formes de l’objectivité. Cette formule est-elle confirmée par l’étude des jumeaux ? On sait que de nombreux mythes leur imputent la puissance du héros, par quoi est restaurée dans la réalité l’harmonie du sein maternel, mais c’est au prix d’un fratricide. Quoi qu’il en soit, c’est par le semblable que l’objet comme le moi se réalise : plus il peut assimiler de son partenaire, plus le sujet conforte à la fois sa personnalité et son objectivité, garantes de sa future efficacité.
Mais le groupe de la fratrie familiale, divers d’âge et de sexe, est favorable aux identifications les plus discordantes du moi. L’imago primordiale du double sur laquelle le moi se modèle semble d’abord dominée par les fantaisies de la forme, comme il apparaît dans le fantasme commun aux deux sexes, de la mère phallique ou dans le double phallique de la femme névrosée. D’autant plus facilement se fixera-t-elle en des formes atypiques, où des appartenances accessoires pourront jouer un aussi grand rôle que des différences organiques ; et l’on verra, selon la poussée, suffisante ou non, de l’instinct sexuel, cette identification de la phase narcissique, soit engendrer les exigences formelles d’une homosexualité ou de quelque fétichisme sexuel, soit, dans le système d’un moi paranoïaque, s’objectiver dans le type du persécuteur, extérieur ou intime.
Les connexions de la paranoïa avec le complexe fraternel se manifestent par la fréquence des thèmes de filiation, d’usurpation, de spoliation, comme sa structure narcissique se révèle dans les thèmes plus paranoïdes de l’intrusion, de l’influence, du dédoublement, du double et de toutes les transmutations délirantes du corps.
Ces connexions s’expliquent en ce que le groupe familial, réduit à la mère et à la fratrie, dessine un complexe psychique où la réalité tend à rester imaginaire ou tout au plus abstraite. La clinique montre qu’effectivement le groupe ainsi décomplété est très favorable à l’éclosion des psychoses et qu’on y trouve la plupart des cas de délires à deux.

3. – Le complexe d’Œdipe

C’est en découvrant dans l’analyse des névroses les faits œdipiens que Freud mit au jour le concept du complexe. Le complexe d’Œdipe, exposé, vu le nombre des relations psychiques qu’il intéresse, en plus d’un point de cet ouvrage, s’impose ici – et à notre étude, puisqu’il définit plus particulièrement les relations psychiques dans la famille humaine – et à notre critique, pour autant que Freud donne cet élément psychologique pour la forme spécifique de la famille humaine et lui subordonne toutes les variations sociales de la famille. L’ordre méthodique ici proposé, tant dans la considération des structures mentales que des faits sociaux, conduira à une révision du complexe qui permettra de situer dans l’histoire la famille paternaliste et d’éclairer plus avant la névrose contemporaine.

Schéma du complexe. – La psychanalyse a révélé chez l’enfant des pulsions génitales dont l’apogée se situe dans la 4ème année. Sans nous étendre ici sur leur structure, disons qu’elles constituent une sorte de puberté psychologique, fort prématurée, on le voit, par rapport à la puberté physiologique. En fixant l’enfant par un désir sexuel à l’objet le plus proche que lui offrent normalement la présence et l’intérêt, à savoir le parent de sexe opposé, ces pulsions donnent sa base au complexe ; leur frustration en forme le nœud. Bien qu’inhérente à la prématuration essentielle de ces pulsions, cette frustration est rapportée par l’enfant au tiers objet que les mêmes conditions de présence et d’intérêt lui désignent normalement comme l’obstacle à leur satisfaction : à savoir au parent du même sexe.
La frustration qu’il subit s’accompagne, en effet, communément d’une répression éducative qui a pour but d’empêcher tout aboutissement de ces pulsions et spécialement leur aboutissement masturbatoire. D’autre part, l’enfant acquiert une certaine intuition de la situation qui lui est interdite, tant par les signes discrets et diffus qui trahissent à sa sensibilité les relations parentales que par les hasards intempestifs qui les lui dévoilent. Par ce double procès, le parent de même sexe apparaît à l’enfant à la fois comme l’agent de l’interdiction sexuelle et l’exemple de sa transgression.
(8*40 – 12)La tension ainsi constituée se résout, d’une part, par un refoulement de la tendance sexuelle qui, dès lors, restera latente – laissant place à des intérêts neutres, éminemment favorables aux acquisitions éducatives – jusqu’à la puberté ; d’autre part, par la sublimation de l’image parentale qui perpétuera dans la conscience un idéal représentatif, garantie de la coïncidence future des attitudes psychiques et des attitudes physiologiques au moment de la puberté. Ce double procès a une importance génétique fondamentale, car il reste inscrit dans le psychisme en deux instances permanentes : celle qui refoule s’appelle le surmoi, celle qui sublime, l’idéal du moi. Elles représentent l’achèvement de la crise œdipienne.

Valeur objective du complexe. – Ce schéma essentiel du complexe répond à un grand nombre de données de l’expérience. L’existence de la sexualité infantile est désormais incontestée ; au reste, pour s’être révélée historiquement par ces séquelles de son évolution qui constituent les névroses, elle est accessible à l’observation la plus immédiate, et sa méconnaissance séculaire est une preuve frappante de la relativité sociale du savoir humain. Les instances psychiques qui, sous le nom du surmoi et d’idéal du moi, ont été isolées dans une analyse concrète des symptômes des névroses, ont manifesté leur valeur scientifique dans la définition et l’explication des phénomènes de la personnalité ; il y a là un ordre de détermination positive qui rend compte d’une foule d’anomalies du comportement humain et, du même coup, rend caduques, pour ces troubles, les références à l’ordre organique qui, encore que de pur principe ou simplement mythiques, tiennent lieu de méthode expérimentale à toute une tradition médicale.
À vrai dire, ce préjugé qui attribue à l’ordre psychique un caractère épiphénoménal, c’est-à-dire inopérant, était favorisé par une analyse insuffisante des facteurs de cet ordre et c’est précisément à la lumière de la situation définie comme œdipienne que tels accidents de l’histoire du sujet prennent la signification et l’importance qui permettent de leur rapporter tel trait individuel de sa personnalité ; on peut même préciser que lorsque ces accidents affectent la situation œdipienne comme traumatismes dans son évolution, ils se répètent plutôt dans les effets du surmoi ; s’ils l’affectent comme atypies dans sa constitution, c’est plutôt dans les formes de l’idéal du moi qu’ils se reflètent. Ainsi, comme inhibitions de l’activité créatrice ou comme inversions de l’imagination sexuelle, un grand nombre de troubles, dont beaucoup apparaissent au niveau des fonctions somatiques élémentaires, ont trouvé leur réduction théorique et thérapeutique.

LA FAMILLE SELON FREUD

Découvrir que des développements aussi importants pour l’homme que ceux de la répression sexuelle et du sexe psychique étaient soumis à la régulation et aux accidents d’un drame psychique de la famille, c’était fournir la plus précieuse contribution à l’anthropologie du groupement familial, spécialement à l’étude des interdictions que ce groupement formule universellement et qui ont pour objet le commerce sexuel entre certains de ses membres. Aussi bien, Freud en vint-il vite à formuler une théorie de la famille. Elle était fondée sur une dissymétrie, apparue dès les premières recherches, dans la situation des deux sexes par rapport à l’Œdipe. Le procès qui va du désir œdipien à sa répression n’apparaît aussi simple que nous l’avons exposé d’abord, que chez l’enfant mâle. Aussi est-ce ce dernier qui est pris constamment pour sujet dans les exposés didactiques du complexe.
Le désir œdipien apparaît, en effet, beaucoup plus intense chez le garçon et donc pour la mère. D’autre part, la répression révèle, dans son mécanisme, des traits qui ne paraissent d’abord justifiables que si, dans sa forme typique, elle s’exerce du père au fils. C’est là le fait du complexe de castration.

– Le complexe de castration. – Cette répression s’opère par un double mouvement affectif du sujet : agressivité contre le parent à l’égard duquel son désir sexuel le met en posture de rival ; crainte secondaire, éprouvée en retour, d’une agression semblable. Or un fantasme soutient ces deux mouvements, si remarquable qu’il a été individualisé avec eux en un complexe dit de castration. Si ce terme se justifie par les fins agressives et répressives qui apparaissent à ce moment de l’Œdipe, il est pourtant peu conforme au fantasme qui en constitue le fait original.
Ce fantasme consiste essentiellement dans la mutilation d’un membre, c’est-à-dire dans un sévice qui ne peut servir qu’à châtrer un mâle. Mais la réalité apparente de ce danger, jointe au fait que la menace en est réellement formulée par une tradition éducative, devait entraîner Freud à le concevoir comme ressenti d’abord pour sa valeur réelle et à reconnaître dans une crainte inspirée de mâle à mâle, en fait par le père, le prototype de la répression œdipienne.
Dans cette voie, Freud recevait un appui d’une donnée sociologique : non seulement l’interdiction de l’inceste avec la mère a un caractère universel, à travers les relations de parenté infiniment diverses et souvent paradoxales que les cultures primitives frappent du tabou de l’inceste, mais encore, quel que soit dans une culture le niveau de la conscience morale, cette interdiction est toujours expressément formulée et la transgression en est frappée d’une réprobation constante. C’est pourquoi Frazer reconnaît dans le tabou de la mère la loi primordiale de l’humanité.

Le mythe du parricide originel. – C’est ainsi que Freud fait le saut théorique dont nous avons marqué l’abus dans notre introduction : de la famille conjugale qu’il observait chez ses sujets, à une hypothétique famille primitive conçue comme une horde qu’un mâle domine par sa supériorité biologique en accaparant les femelles nubiles. Freud se fonde sur le lien que l’on constate entre les tabous et les observances à l’égard du totem, tour à tour objet d’inviolabilité et d’orgie sacrificielle. Il imagine un drame de meurtre du père par les fils, suivi d’une consécration posthume de sa puissance sur les femmes par les meurtriers prisonniers d’une insoluble rivalité : événement primordial, d’où, avec le tabou de la mère, serait sortie toute tradition morale et culturelle.
Même si cette construction n’était ruinée par les seules pétitions de principe qu’elle comporte – attribuer à un groupe biologique la possibilité, qu’il s’agit justement de fonder, de la reconnaissance d’une loi – ses prémisses prétendues biologiques elles-mêmes, à savoir la tyrannie permanente exercée par le chef de la horde, se réduiraient à un fantôme de plus en plus incertain à mesure qu’avance notre connaissance des Anthropoïdes. Mais surtout les traces universellement présentes et la survivance étendue d’une structure matriarcale de la famille, l’existence dans son aire de toutes les formes fondamentales de la culture, et spécialement d’une répression souvent très rigoureuse de la sexualité manifestent que l’ordre de la famille humaine a des fondements soustraits à la force du mâle.
Il nous semble pourtant que l’immense moisson des faits que le complexe d’Œdipe a permis d’objectiver depuis quelque cinquante ans, peut éclairer la structure psychologique de la famille, plus avant que les intuitions trop hâtives que nous venons d’exposer.

(8*40 –13)LES FONCTIONS DU COMPLEXE : REVISION PSYCHOLOGIQUE

Le complexe d’Œdipe marque tous les niveaux du psychisme ; mais les théoriciens de la psychanalyse n’ont pas défini sans ambiguïté les fonctions qu’il y remplit ; c’est faute d’avoir distingué suffisamment les plans de développement sur lesquels ils l’expliquent. Si le complexe leur apparaît en effet comme l’axe selon lequel l’évolution de la sexualité se projette dans la constitution de la réalité, ces deux plans divergent chez l’homme d’une incidence spécifique, qui est certes reconnue par eux comme répression de la sexualité et sublimation de la réalité, mais doit être intégrée dans une conception plus rigoureuse de ces rapports de structure : le rôle de maturation que joue le complexe dans l’un et l’autre de ces plans ne pouvant être tenu pour parallèle qu’approximativement.

MATURATION DE LA SEXUALITE

L’appareil psychique de la sexualité se révèle d’abord chez l’enfant sous les formes les plus aberrantes par rapport à ses fins biologiques, et la succession de ces formes témoigne que c’est par une maturation progressive qu’il se conforme à l’organisation génitale. Cette maturation de la sexualité conditionne le complexe d’Œdipe, en formant ses tendances fondamentales, mais, inversement, le complexe la favorise en la dirigeant vers ses objets.

Le mouvement de l’Œdipe s’opère, en effet, par un conflit triangulaire dans le sujet ; déjà, nous avons vu le jeu des tendances issues du sevrage produire une formation de cette sorte ; c’est aussi la mère, objet premier de ces tendances, comme nourriture à absorber et même comme sein où se résorber, qui se propose d’abord au désir œdipien. On comprend ainsi que ce désir se caractérise mieux chez le mâle, mais aussi qu’il y prête une occasion singulière à la réactivation des tendances du sevrage, c’est-à-dire à une régression sexuelle. Ces tendances ne constituent pas seulement, en effet, une impasse psychologique ; elles s’opposent en outre particulièrement ici à l’attitude d’extériorisation, conforme à l’activité du mâle.
Tout au contraire, dans l’autre sexe, où ces tendances ont une issue possible dans la destinée biologique du sujet, l’objet maternel, en détournant une part du désir œdipien, tend certes à neutraliser le potentiel du complexe et, par là, ses effets de sexualisation, mais, en imposant un changement d’objet, la tendance génitale se détache mieux des tendances primitives et d’autant plus facilement qu’elle n’a pas à renverser l’attitude d’intériorisation héritée de ces tendances, qui sont narcissiques. Ainsi en arrive-t-on à cette conclusion ambiguë que, d’un sexe à l’autre, plus la formation du complexe est accusée, plus aléatoire paraît être son rôle dans l’adaptation sexuelle.

CONSTITUTION DE LA REALITE

On voit ici l’influence du complexe psychologique sur une relation vitale et c’est par là qu’il contribue à la constitution de la réalité. Ce qu’il y apporte se dérobe aux termes d’une psychogenèse intellectualiste : c’est une certaine profondeur affective de l’objet. Dimension qui, pour faire le fond de toute compréhension subjective, ne s’en distinguerait pas comme phénomène, si la clinique des maladies mentales ne nous la faisait saisir comme telle en proposant toute une série de ses dégradations aux limites de la compréhension.
Pour constituer en effet une norme du vécu, cette dimension ne peut qu’être reconstruite par des intuitions métaphoriques : densité qui confère l’existence à l’objet, perspective qui nous donne le sentiment de sa distance et nous inspire le respect de l’objet. Mais elle se démontre dans ces vacillements de la réalité qui fécondent le délire : quand l’objet tend à se confondre avec le moi en même temps qu’à se résorber en fantasme, quand il apparaît décomposé selon l’un de ces sentiments qui forment le spectre de l’irréalité, depuis les sentiments d’étrangeté, de déjà vu, de jamais-vu, en passant par les fausses reconnaissances, les illusions de sosie, les sentiments de devinement, de participation, d’influence, les intuitions de signification, pour aboutir au crépuscule du monde et à cette abolition affective qu’on désigne formellement en allemand comme perte de l’objet (Objektverlust).
Ces qualités si diverses du vécu, la psychanalyse les explique par les variations de la quantité d’énergie vitale que le désir investit dans l’objet. La formule, toute verbale qu’elle puisse paraître, répond, pour les psychanalystes, à une donnée de leur pratique ; ils comptent avec cet investissement dans les « transferts » opératoires de leurs cures ; c’est sur les ressources qu’il offre qu’ils doivent fonder l’indication du traitement. Ainsi ont-ils reconnu dans les symptômes cités plus haut les indices d’un investissement trop narcissique de la libido, cependant que la formation de l’Œdipe apparaissait comme le moment et la preuve d’un investissement suffisant pour le « transfert ».
Ce rôle de l’Œdipe serait corrélatif de la maturation de la sexualité. L’attitude instaurée par la tendance génitale cristalliserait selon son type normal le rapport vital à la réalité. On caractérise cette attitude par les termes de don et de sacrifice, termes grandioses, mais dont le sens reste ambigu et hésite entre la défense et le renoncement. Par eux une conception audacieuse retrouve le confort secret d’un thème moralisant : dans le passage de la captativité à l’oblativité, on confond à plaisir l’épreuve vitale et l’épreuve morale.
Cette conception peut se définir une psychogenèse analogique ; elle est conforme au défaut le plus marquant de la doctrine analytique : négliger la structure au profit du dynamisme. Pourtant l’expérience analytique elle-même apporte une contribution à l’étude des formes mentales en démontrant leur rapport – soit de conditions, soit de solutions – avec les crises affectives. C’est en différenciant le jeu formel du complexe qu’on peut établir, entre sa fonction et la structure du drame qui lui est essentielle, un rapport plus arrêté.

REPRESSION DE LA SEXUALITE

Le complexe d’Œdipe, s’il marque le sommet de la sexualité infantile, est aussi le ressort de la répression qui en réduit les images à l’état de latence jusqu’à la puberté ; s’il détermine une condensation de la réalité dans le sens de la vie, il est aussi le moment de la sublimation qui chez l’homme ouvre à cette réalité son extension désintéressée.
Les formes sous lesquelles se perpétuent ces effets sont désignées comme surmoi ou idéal du moi, selon qu’elles sont pour le sujet inconscientes ou conscientes. Elles reproduisent, dit-on, l’imago du parent du même sexe, l’idéal du moi contribuant ainsi au conformisme sexuel du psychisme. Mais l’imago du père aurait, selon la doctrine, dans ces deux fonctions, un rôle prototypique en raison de la domination du mâle.
Pour la répression de la sexualité, cette conception repose, nous l’avons indiqué, sur le fantasme de castration. Si la doctrine le rapporte à une menace réelle, c’est avant tout que, génialement dynamiste pour reconnaître les tendances, Freud reste fermé par l’atomisme traditionnel à la notion de l’autonomie des formes ; c’est ainsi qu’à observer l’existence du même fantasme chez la petite fille ou d’une image phallique de la mère dans les deux sexes, il est contraint d’expliquer ces faits par de précoces révélations de la domination du mâle, révélations qui conduiraient la petite fille à la nostalgie de la virilité, l’enfant à concevoir sa mère comme virile. Genèse qui, pour trouver un fondement dans l’identification, requiert à l’usage une telle surcharge de mécanismes qu’elle paraît erronée.

Les fantasmes de morcellement. – Or, le matériel de l’expérience analytique suggère une interprétation différente ; le fantasme de castration est en effet précédé par toute une série de fantasmes de morcellement du corps qui vont en régression (8*40 – 14)de la dislocation et du démembrement, par l’éviration, l’éventrement, jusqu’à la dévoration et à l’ensevelissement.
L’examen de ces fantasmes révèle que leur série s’inscrit dans une forme de pénétration à sens destructeur et investigateur à la fois, qui vise le secret du sein maternel, cependant que ce rapport est vécu par le sujet sous un mode plus ambivalent à proportion de leur archaïsme. Mais les chercheurs qui ont le mieux compris l’origine maternelle de ces fantasmes (Mélanie Klein), ne s’attachent qu’à la symétrie et à l’extension qu’ils apportent à la formation de l’Œdipe, en révélant par exemple la nostalgie de la maternité chez le garçon. Leur intérêt tient à nos yeux dans l’irréalité évidente de leur structure : l’examen de ces fantasmes qu’on trouve dans les rêves et dans certaines impulsions permet d’affirmer qu’ils ne se rapportent à aucun corps réel, mais à un mannequin hétéroclite, à une poupée baroque, à un trophée de membres où il faut reconnaître l’objet narcissique dont nous avons plus haut évoqué la genèse : conditionnée par la précession, chez l’homme, de formes imaginaires du corps sur la maîtrise du corps propre, par la valeur de défense que le sujet donne à ces formes, contre l’angoisse du déchirement vital, fait de la prématuration.

Origine maternelle du surmoi archaïque. – Le fantasme de castration se rapporte à ce même objet : sa forme, née avant tout repérage du corps propre, avant toute distinction d’une menace de l’adulte, ne dépend pas du sexe du sujet et détermine plutôt qu’elle ne subit les formules de la tradition éducative. Il représente la défense que le moi narcissique, identifié à son double spéculaire, oppose au renouveau d’angoisse qui, au premier moment de l’Œdipe, tend à l’ébranler : crise que ne cause pas tant l’irruption du désir génital dans le sujet que l’objet qu’il réactualise, à savoir la mère. À l’angoisse réveillée par cet objet, le sujet répond en reproduisant le rejet masochique par où il a surmonté sa perte primordiale, mais il l’opère selon la structure qu’il a acquise, c’est-à-dire dans une localisation imaginaire de la tendance.
Une telle genèse de la répression sexuelle n’est pas sans référence sociologique : elle s’exprime dans les rites par lesquels les primitifs manifestent que cette répression tient aux racines du lien social : rites de fête qui, pour libérer la sexualité, y désignent par leur forme orgiaque le moment de la réintégration affective dans le Tout ; rites de circoncision qui, pour sanctionner la maturité sexuelle, manifestent que la personne n’y accède qu’au prix d’une mutilation corporelle.
Pour définir sur le plan psychologique cette genèse de la répression, on doit reconnaître dans le fantasme de castration le jeu imaginaire qui la conditionne, dans la mère l’objet qui la détermine. C’est la forme radicale des contrepulsions qui se révèlent à l’expérience analytique pour constituer le noyau le plus archaïque du surmoi et pour représenter la répression la plus massive. Cette force se répartit avec la différenciation de cette forme, c’est-à-dire avec le progrès par où le sujet réalise l’instance répressive dans l’autorité de l’adulte ; on ne saurait autrement comprendre ce fait, apparemment contraire à la théorie, que la rigueur avec laquelle le surmoi inhibe les fonctions du sujet tende à s’établir en raison inverse des sévérités réelles de l’éducation. Bien que le surmoi reçoive déjà de la seule répression maternelle (disciplines du sevrage et des sphincters) des traces de la réalité, c’est dans le complexe d’Œdipe qu’il dépasse sa forme narcissique.

SUBLIMATION DE LA REALITE

Ici s’introduit le rôle de ce complexe dans la sublimation de la réalité. On doit partir, pour le comprendre, du moment où la doctrine montre la solution du drame, à savoir de la forme qu’elle y a découverte, de l’identification. C’est, en effet, en raison d’une identification du sujet à l’imago du parent de même sexe que le surmoi et l’idéal du moi peuvent révéler à l’expérience des traits conformes aux particularités de cette imago.

La doctrine y voit le fait d’un narcissisme secondaire ; elle ne distingue pas cette identification de l’identification narcissique : il y a également assimilation du sujet à l’objet ; elle n’y voit d’autre différence que la constitution, avec le désir œdipien, d’un objet de plus de réalité, s’opposant à un moi mieux formé ; de la frustration de ce désir résulterait, selon les constantes de l’hédonisme, le retour du sujet à sa primordiale voracité d’assimilation et, de la formation du moi, une imparfaite introjection de l’objet : l’imago, pour s’imposer au sujet, se juxtapose seulement au moi dans les deux exclusions de l’inconscient et de l’idéal.

Originalité de l’identification œdipienne. – Une analyse plus structurale de l’identification œdipienne permet pourtant de lui reconnaître une forme plus distinctive. Ce qui apparaît d’abord, c’est l’antinomie des fonctions que joue dans le sujet l’imago parentale : d’une part, elle inhibe la fonction sexuelle, mais sous une forme inconsciente, car l’expérience montre que l’action du surmoi contre les répétitions de la tendance reste aussi inconsciente que la tendance reste refoulée. D’autre part, l’imago préserve cette fonction, mais à l’abri de sa méconnaissance, car c’est bien la préparation des voies de son retour futur que représente dans la conscience l’idéal du moi. Ainsi, si la tendance se résout sous les deux formes majeures, inconscience, méconnaissance, où l’analyse a appris à la reconnaître, l’imago apparaît elle-même sous deux structures dont l’écart définit la première sublimation de la réalité.
On ne souligne pourtant pas assez que l’objet de l’identification n’est pas ici l’objet du désir, mais celui qui s’y oppose dans le triangle œdipien. L’identification de mimétique est devenue propitiatoire ; l’objet de la participation sado-masochique se dégage du sujet, prend distance de lui dans la nouvelle ambiguïté de la crainte et de l’amour. Mais, dans ce pas vers la réalité, l’objet primitif du désir paraît escamoté.
Ce fait définit pour nous l’originalité de l’identification œdipienne : il nous paraît indiquer que, dans le complexe d’Œdipe, ce n’est pas le moment du désir qui érige l’objet dans sa réalité nouvelle, mais celui de la défense narcissique du sujet.
Ce moment, en faisant surgir l’objet que sa position situe comme obstacle au désir, le montre auréolé de la transgression sentie comme dangereuse ; il apparaît au moi à la fois comme l’appui de sa défense et l’exemple de son triomphe. C’est pourquoi cet objet vient normalement remplir le cadre du double où le moi s’est identifié d’abord et par lequel il peut encore se confondre avec l’autrui ; il apporte au moi une sécurité, en renforçant ce cadre, mais du même coup il le lui oppose comme un idéal qui, alternativement, l’exalte et le déprime.
Ce moment de l’Œdipe donne le prototype de la sublimation autant par le rôle de présence masquée qu’y joue la tendance, que par la forme dont il revêt l’objet. La même forme est sensible en effet à chaque crise où se produit, pour la réalité humaine, cette condensation dont nous avons posé plus haut l’énigme : c’est cette lumière de l’étonnement qui transfigure un objet en dissolvant ses équivalences dans le sujet et le propose non plus comme moyen à la satisfaction du désir, mais comme pôle aux créations de la passion. C’est en réduisant à nouveau un tel objet que l’expérience réalise tout approfondissement.
Une série de fonctions antinomiques se constitue ainsi dans le sujet par les crises majeures de la réalité humaine, pour contenir les virtualités indéfinies de son progrès ; si la fonction de la conscience semble exprimer l’angoisse primordiale et celle de l’équivalence refléter le conflit narcissique, celle de l’exemple paraît l’apport original du complexe d’Œdipe.

L’imago du père. – Or, la structure même du drame œdipien désigne le père pour donner à la fonction de sublimation sa forme la plus éminente, parce que la plus pure. L’imago de la mère dans l’identification (8*40 – 15)œdipienne trahit, en effet, l’interférence des identifications primordiales ; elle marque de leurs formes et de leur ambivalence autant l’idéal du moi que le surmoi : chez la fille, de même que la répression de la sexualité impose plus volontiers aux fonctions corporelles ce morcelage mental où l’on peut définir l’hystérie, de même la sublimation de l’imago maternelle tend à tourner en sentiment de répulsion pour sa déchéance et en souci systématique de l’image spéculaire.
L’imago du père, à mesure qu’elle domine, polarise dans les deux sexes les formes les plus parfaites de l’idéal du moi, dont il suffit d’indiquer qu’elles réalisent l’idéal viril chez le garçon, chez la fille l’idéal virginal. Par contre, dans les formes diminuées de cette imago nous pouvons souligner les lésions physiques, spécialement celles qui la présentent comme estropiée ou aveuglée, pour dévier l’énergie de sublimation de sa direction créatrice et favoriser sa réclusion dans quelque idéal d’intégrité narcissique. La mort du père, à quelque étape du développement qu’elle se produise et selon le degré d’achèvement de l’Œdipe, tend, de même, à tarir en le figeant le progrès de la réalité. L’expérience, en rapportant à de telles causes un grand nombre de névroses et leur gravité, contredit donc l’orientation théorique qui en désigne l’agent majeur dans la menace de la force paternelle.

LE COMPLEXE ET LA RELATIVITE SOCIOLOGIQUE

S’il est apparu dans l’analyse psychologique de l’Œdipe qu’il doit se comprendre en fonction de ses antécédents narcissiques, ce n’est pas dire qu’il se fonde hors de la relativité sociologique. Le ressort le plus décisif de ses effets psychiques tient, en effet, à ce que l’imago du père concentre en elle la fonction de répression avec celle de sublimation ; mais c’est là le fait d’une détermination sociale, celle de la famille paternaliste.

MATRIARCAT ET PATRIARCAT

L’autorité familiale n’est pas, dans les cultures matriarcales, représentée par le père, mais ordinairement par l’oncle maternel. Un ethnologue qu’a guidé sa connaissance de la psychanalyse, Malinowski, a su pénétrer les incidences psychiques de ce fait : si l’oncle maternel exerce ce parrainage social de gardien des tabous familiaux et d’initiateur aux rites tribaux, le père, déchargé de toute fonction répressive, joue un rôle de patronage plus familier, de maître en techniques et de tuteur de l’audace aux entreprises.
Cette séparation de fonctions entraîne un équilibre différent du psychisme, qu’atteste l’auteur par l’absence de névrose dans les groupes qu’il a observés aux îles du nord-ouest de la Mélanésie. Cet équilibre démontre heureusement que le complexe d’Œdipe est relatif à une structure sociale, mais il n’autorise en rien le mirage paradisiaque, contre lequel le sociologue doit toujours se défendre : à l’harmonie qu’il comporte s’oppose en effet la stéréotypie qui marque les créations de la personnalité, de l’art à la morale, dans de semblables cultures, et l’on doit reconnaître dans ce revers, conformément à la présente théorie de l’Œdipe, combien l’élan de la sublimation est dominé par la répression sociale, quand ces deux fonctions sont séparées.
C’est au contraire parce qu’elle est investie de la répression que l’imago paternelle en projette la force originelle dans les sublimations mêmes qui doivent la surmonter ; c’est de nouer en une telle antinomie le progrès de ces fonctions, que le complexe d’Œdipe tient sa fécondité. Cette antinomie joue dans le drame individuel, nous la verrons s’y confirmer par des effets de décomposition ; mais ses effets de progrès dépassent de beaucoup ce drame, intégrés qu’ils sont dans un immense patrimoine culturel : idéaux normaux, statuts juridiques, inspirations créatrices. Le psychologue ne peut négliger ces formes qui, en concentrant dans la famille conjugale les conditions du conflit fonctionnel de l’Œdipe, réintègrent dans le progrès psychologique la dialectique sociale engendrée par ce conflit.

Que l’étude de ces formes se réfère à l’histoire, c’est là déjà une donnée pour notre analyse ; c’est en effet à un problème de structure qu’il faut rapporter ce fait que la lumière de la tradition historique ne frappe en plein que les annales des patriarcats, tandis qu’elle n’éclaire qu’en frange – celle même où se maintient l’investigation d’un Bachofen – les matriarcats, partout sous-jacents à la culture antique.

Ouverture du lien social. – Nous rapprocherons de ce fait le moment critique que Bergson a défini dans les fondements de la morale ; on sait qu’il ramène à sa fonction de défense vitale ce « tout de l’obligation » par quoi il désigne le lien qui clôt le groupe humain sur sa cohérence, et qu’il reconnaît à l’opposé un élan transcendant de la vie dans tout mouvement qui ouvre ce groupe en universalisant ce lien ; double source que découvre une analyse abstraite, sans doute retournée contre ses illusions formalistes, mais qui reste limitée à la portée de l’abstraction. Or si, par l’expérience, le psychanalyste comme le sociologue peuvent reconnaître dans l’interdiction de la mère la forme concrète de l’obligation primordiale, de même peuvent-ils démontrer un procès réel de l’ « ouverture » du lien social dans l’autorité paternaliste et dire que, par le conflit fonctionnel de l’Œdipe, elle introduit dans la répression un idéal de promesse.
S’ils se réfèrent aux rites de sacrifice par où les cultures primitives, même parvenues à une concentration sociale élevée, réalisent avec la rigueur la plus cruelle – victimes humaines démembrées ou ensevelies vivantes – les fantasmes de la relation primordiale à la mère, ils liront, dans plus d’un mythe, qu’à l’avènement de l’autorité paternelle répond un tempérament de la primitive répression sociale. Lisible dans l’ambiguïté mythique du sacrifice d’Abraham, qui au reste le lie formellement à l’expression d’une promesse, ce sens n’apparaît pas moins dans le mythe de l’Œdipe, pour peu qu’on ne néglige pas l’épisode du Sphinx, représentation non moins ambiguë de l’émancipation des tyrannies matriarcales, et du déclin du rite du meurtre royal. Quelle que soit leur forme, tous ces mythes se situent à l’orée de l’histoire, bien loin de la naissance de l’humanité dont les séparent la durée immémoriale des cultures matriarcales et la stagnation des groupes primitifs.
Selon cette référence sociologique, le fait du prophétisme par lequel Bergson recourt à l’histoire en tant qu’il s’est produit éminemment dans le peuple juif, se comprend par la situation élue qui fut créée à ce peuple d’être le tenant du patriarcat parmi des groupes adonnés à des cultes maternels, par sa lutte convulsive pour maintenir l’idéal patriarcal contre la séduction irrépressible de ces cultures. À travers l’histoire des peuples patriarcaux, on voit ainsi s’affirmer dialectiquement dans la société les exigences de la personne et l’universalisation des idéaux : témoin ce progrès des formes juridiques qui éternise la mission que la Rome antique a vécue tant en puissance qu’en conscience, et qui s’est réalisée par l’extension déjà révolutionnaire des privilèges moraux d’un patriarcat à une plèbe immense et à tous les peuples.

L’HOMME MODERNE ET LA FAMILLE CONJUGALE

Deux fonctions dans ce procès se réfléchissent sur la structure de la famille elle-même : la tradition, dans les idéaux patriciens, de formes privilégiées du mariage ; l’exaltation apothéotique que le christianisme apporte aux exigences de la personne. L’Église a intégré cette tradition dans la morale du christianisme, en mettant au premier plan dans le lien du mariage le libre choix de la personne, faisant ainsi franchir à l’institution familiale le pas décisif vers sa structure moderne, à savoir le secret renversement de sa prépondérance (8*40 – 16)sociale au profit du mariage. Renversement qui se réalise au XVème siècle avec la révolution économique d’où sont sorties la société bourgeoise et la psychologie de l’homme moderne.
Ce sont en effet les rapports de la psychologie de l’homme moderne avec la famille conjugale qui se proposent à l’étude du psychanalyste ; cet homme est le seul objet qu’il ait vraiment soumis à son expérience, et si le psychanalyste retrouve en lui le reflet psychique des conditions les plus originelles de l’homme, peut-il prétendre à le guérir de ses défaillances psychiques sans le comprendre dans la culture qui lui impose les plus hautes exigences, sans comprendre de même sa propre position en face de cet homme au point extrême de l’attitude scientifique ?
Or, en notre temps, moins que jamais, l’homme de la culture occidentale ne saurait se comprendre hors des antinomies qui constituent ses rapports avec la nature et avec la société : comment, hors d’elles, comprendre et l’angoisse qu’il exprime dans le sentiment d’une transgression prométhéenne envers les conditions de sa vie, et les conceptions les plus élevées où il surmonte cette angoisse en reconnaissant que c’est par crises dialectiques qu’il se crée, lui-même et ses objets.

Rôle de la formation familiale. – Ce mouvement subversif et critique où se réalise l’homme trouve son germe le plus actif dans trois conditions de la famille conjugale.
Pour incarner l’autorité dans la génération la plus voisine et sous une figure familière, la famille conjugale met cette autorité à la portée immédiate de la subversion créatrice. Ce que traduisent déjà pour l’observation la plus commune les inversions qu’imagine l’enfant dans l’ordre des générations, où il se substitue lui-même au parent ou au grand-parent.
D’autre part, le psychisme n’y est pas moins formé par l’image de l’adulte que contre sa contrainte : cet effet s’opère par la transmission de l’idéal du moi, et le plus purement, nous l’avons dit, du père au fils ; il comporte une sélection positive des tendances et des dons, une progressive réalisation de l’idéal dans le caractère. C’est à ce procès psychologique qu’est dû le fait des familles d’hommes éminents, et non à la prétendue hérédité qu’il faudrait reconnaître à des capacités essentiellement relationnelles.
Enfin et surtout, l’évidence de la vie sexuelle chez les représentants des contraintes morales, l’exemple singulièrement transgressif de l’imago du père quant à l’interdiction primordiale exaltent au plus haut degré la tension de la libido et la portée de la sublimation.
C’est pour réaliser le plus humainement le conflit de l’homme avec son angoisse la plus archaïque, c’est pour lui offrir le champ clos le plus loyal où il puisse se mesurer avec les figures les plus profondes de son destin, c’est pour mettre à portée de son existence individuelle le triomphe le plus complet contre sa servitude originelle, que le complexe de la famille conjugale crée les réussites supérieures du caractère, du bonheur et de la création.
En donnant la plus grande différenciation à la personnalité avant la période de latence, le complexe apporte aux confrontations sociales de cette période leur maximum d’efficacité pour la formation rationnelle de l’individu. On peut en effet considérer que l’action éducative dans cette période reproduit dans une réalité plus lestée et sous les sublimations supérieures de la logique et de la justice, le jeu des équivalences narcissiques où a pris naissance le monde des objets. Plus diverses et plus riches seront les réalités inconsciemment intégrées dans l’expérience familiale, plus formateur sera pour la raison le travail de leur réduction.
Ainsi donc, si la psychanalyse manifeste dans les conditions morales de la création un ferment révolutionnaire qu’on ne peut saisir que dans une analyse concrète, elle reconnaît, pour le produire, à la structure familiale une puissance qui dépasse toute rationalisation éducative. Ce fait mérite d’être proposé aux théoriciens – à quelque bord qu’ils appartiennent – d’une éducation sociale à prétentions totalitaires, afin que chacun en conclue selon ses désirs.

Déclin de l’imago paternelle. – Le rôle de l’imago du père se laisse apercevoir de façon saisissante dans la formation de la plupart des grands hommes. Son rayonnement littéraire et moral dans l’ère classique du progrès, de Corneille à Proudhon, vaut d’être noté ; et les idéologues qui, au XIXème siècle, ont porté contre la famille paternaliste les critiques les plus subversives ne sont pas ceux qui en portent le moins l’empreinte.
Nous ne sommes pas de ceux qui s’affligent d’un prétendu relâchement du lien familial. N’est-il pas significatif que la famille se soit réduite à son groupement biologique à mesure qu’elle intégrait les plus hauts progrès culturels ? Mais un grand nombre d’effets psychologiques nous semblent relever d’un déclin social de l’imago paternelle. Déclin conditionné par le retour sur l’individu d’effets extrêmes du progrès social, déclin qui se marque surtout de nos jours dans les collectivités les plus éprouvées par ces effets : concentration économique, catastrophes politiques. Le fait n’a-t-il pas été formulé par le chef d’un état totalitaire comme argument contre l’éducation traditionnelle ? Déclin plus intimement lié à la dialectique de la famille conjugale, puisqu’il s’opère par la croissance relative, très sensible par exemple dans la vie américaine, des exigences matrimoniales.
Quel qu’en soit l’avenir, ce déclin constitue une crise psychologique. Peut-être est-ce à cette crise qu’il faut rapporter l’apparition de la psychanalyse elle-même. Le sublime hasard du génie n’explique peut-être pas seul que ce soit à Vienne – alors centre d’un État qui était le melting-pot des formes familiales les plus diverses, des plus archaïques aux plus évoluées, des derniers groupements agnatiques des paysans slaves aux formes les plus réduites du foyer petit-bourgeois et aux formes les plus décadentes du ménage instable, en passant par les paternalismes féodaux et mercantiles – qu’un fils du patriarcat juif ait imaginé le complexe d’Œdipe. Quoi qu’il en soit, ce sont les formes de névroses dominantes à la fin du siècle dernier qui ont révélé qu’elles étaient intimement dépendantes des conditions de la famille.
Ces névroses, depuis le temps des premières divinations Freudiennes, semblent avoir évolué dans le sens d’un complexe caractériel où, tant pour la spécificité de sa forme que pour sa généralisation – il est le noyau du plus grand nombre des névroses – on peut reconnaître la grande névrose contemporaine. Notre expérience nous porte à en désigner la détermination principale dans la personnalité du père, toujours carente en quelque façon, absente, humiliée, divisée ou postiche. C’est cette carence qui, conformément à notre conception de l’Œdipe, vient à tarir l’élan instinctif comme à tarer la dialectique des sublimations. Marraines sinistres installées au berceau du névrosé, l’impuissance et l’utopie enferment son ambition, soit qu’il étouffe en lui les créations qu’attend le monde où il vient, soit que, dans l’objet qu’il propose à sa révolte, il méconnaisse son propre mouvement.

Jacques M. LACAN, Ancien chef de clinique à la Faculté de Médecine.

Dr Christian Colbeaux, psychiatre, psychanalyste à Lille, chef de service du CSAPA du centre hospitalier de Douai

 

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