Malvine Zalcberg : « Qu’est-ce qu’une fille attend de sa mère ? »

Malvine Zalcberg : « Qu’est-ce qu’une fille attend de sa mère ? »

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Le livre de Malvine Zalcberg est étonnant à plus d’un titre. Voilà un livre traduit du brésilien dans le champ de la psychanalyse lacanienne, la chose est suffisamment rare que pour être soulignée. Mais ce qui est bien plus à mettre en évidence, c’est qu’il le mérite amplement. D’abord pour la rigueur avec laquelle il transmet les avancées de Freud et de Lacan, ensuite parce que sa manière de dire les choses est débarrassée de tout abus de jargon – autant que faire se peut – et vraiment accessible à qui s’interroge sur le trajet psychique de la fille et sur ce qu’elle attend de sa mère, enfin parce que les nombreuses formulations heureuses de l’auteur contribuent à mener plus loin des questions pourtant réputées difficiles et ardues. C’est sur ce dernier point que je soutiendrai ces quelques propos.

Ainsi, par exemple l’auteur avance : l’Œdipe fait l’homme, il ne fait pas la femme (143). A l’issue de l’Oedipe, si le garçon a reçu du père le droit au phallus, la fille devra continuer à chercher son identité comme femme. Manière de rappeler à quel point Freud, en considérant l’envie du pénis comme invariable dans l’inconscient, jusqu’à un certain point asphyxiait les femmes dans un tout phallique (30). C’est à ce même endroit que Lacan a entrepris d’élaborer son schéma de la sexuation qui va lui permettre de soutenir la voie du pastout. Si la petite fille, à l’encontre du petit garçon ne trouve pas de réponse chez le père quant au trait qui pourrait la faire femme, on peut comprendre l’importance de sa déception au point qu’elle soit tentée de renoncer à quitter la mère ou De se réfugier dans la situation oedipienne comme en un port et ne jamais quitter le père. Dans la majorité des cas cependant, on comprendra aussi qu’elle se laissera distraire de la rencontre avec l’absence, par la maternité. Celle-ci lui fournit un substitut phallique qui lui permet ainsi – momentanément, voire définitivement – de ne pas avoir à se soutenir du manque de trait qui spécifie le féminin.

Ce que Malvine Zalcberg fait bien entendre au travers de son livre, c’est que si le garçon se trouve avantagé de trouver un trait d’identification positif chez le père, le désavantage de la petite fille pourrait bien s’inverser dans la mesure où il s’agit toujours de reconnaître que pour soutenir sa parole singulière, c’est sur le vide qu’il faut s’appuyer, c’est toujours de l’absence qu’il faut précisément se soutenir.

J’en déduis dès lors ce que ce livre me permet de mieux penser : là où chacun se trouve aujourd’hui, dans le contexte démocratique qui est le nôtre, plus que jamais invité à inscrire sa singularité, c’est évidemment la façon dont se soutient le féminin qui trace la voie à suivre. Utile dès lors de reconnaître que là où l’homme en est à devoir davantage se soumettre à l’incertitude et se confronter plus que jamais à l’altérité, une femme se retrouve pouvoir lui indiquer le chemin, du seul fait d’être contrainte à ne pas inscrire le manque de la manière toute phallique qui, hier, était prévalente. Il y a un manque structural en l’homme en tant que sujet. Il y a un double manque chez la femme: comme sujet et comme femme (31).

Ceci fait bien entendre le déplacement qu’opère la mutation du lien social à laquelle nous avons à faire : là où hier, le phallique, sous l’égide du patriarcat, se proposait comme modèle universel de comment le langage affecte le parlêtre, aujourd’hui, c’est le pastout phallique qui s’impose non comme modèle qui vaille pour tous, mais comme indice de la voie que chacun doit frayer, donc inventer. Et dans une telle configuration, c’est bien le féminin qui se propose désormais comme voie à suivre. Autrement dit, le féminin n’y est plus la propriété des femmes, mais plutôt ce à quoi chacun doit se confronter une fois que l’on a mis comme raison de la vie collective, l’exercice possible de la singularité. En ce cas la féminité reste néanmoins la façon dont chaque femme noue son corps avec ledit féminin. La question de la féminité doit être résolue par chaque femme individuellement (242), écrira Malvine Zalcberg.

Mais c’est aussi une autre piste que le livre explore avec beaucoup de pertinence : celle de ce que la maternité apporte spécifiquement à une femme.

La contrainte un peu compliquée pour savoir ce que signifie d’être homme ou femme tient au langage, au fait que pour les humains, les positions respectives d’homme et de femme ont rapport avec la possibilité que nous avons de parler ; s’en suit en effet que les positions masculine et féminine correspondent moins à l’anatomie qu’à la façon dont le sujet va s’inscrire dans le langage : tout ou pastout dans la fonction phallique. Et de ce fait même, il s’avère possible pour l’humain de se délester de l’anatomie au profit de la place qu’il va prendre sous l’égide du signifiant. Reste à savoir si cette liberté dont il dispose le soustrait entièrement du destin anatomique qui est le sien.

Or c’est précisément à cet endroit qu’il faut revenir sur ce qu’implique la maternité : bien sûr celle-ci se propose comme substitut phallique – et donc comme distraction, voire comme esquive – à une femme en panne de trait qui la fait femme, mais ladite maternité est aussi à interroger du côté du pastout phallique. C’est déjà ce que Lacan avançait en 1960 lors du congrès sur la sexualité féminine : il convient d’interroger si la médiation phallique draine tout ce qui peut se manifester de pulsionnel chez la femme, et notamment tout le courant de l’instinct maternel2. C’est autrement, mais avec la même pertinence que Malvine Zalcberg profitera d’une citation de l’écrivain D.H. Lawrence dans son ouvrage Amants et fils, pour faire entendre la spécificité de ce qui noue la mère à son enfant, en l’occurrence fille : un fils sera mon fils jusqu’à ce qu’il rencontre une femme, mais une fille sera ma fille toute la vie (183).

Autrement dit, quelque chose du lien mère-fille, serait l’indice de ce reste, de ce qui échappe au phallique dans la relation d’une mère à son enfant. Autrement dit encore, l’enfant, loin de n’être que le phallus de la mère, est aussi son objet a. Voire même, comme Lacan l’écrit dans sa lettre à Jenny Aubry, l’enfant peut réaliser la présence de l’objet a dans le fantasme De la mère. Et il ajoute que, ce faisant, il lui donne, immédiatement accessible, ce qui manque au sujet masculin : l’objet même de son existence apparaissant dans le réel3. Ce qui se traduira chez Malvine Zalcberg en : la femme a un recours de plus que l’homme pour chercher une compensation à sa perte de jouissance : faire de ses enfants objets a, des objets causes de son désir. L’enfant permet à la mère en tant que femme d’avoir accès en son fantasme à l’objet cause de son désir (…) L’enfant devient un “bouchon” pour la mère, un bouchon qui comble son manque (160). J’aurais préféré lire : l’enfant devient un bouchon pour la mère, non pas un bouchon qui comble son manque, mais un bouchon qui lui permet d’empêche son manque d’émerger.

Car c’est bien cette face réelle du lien mère-enfant que l’auteure de Qu’est ce qu’une fille attend de sa mère ? met sous la loupe. Nous n’allons pas ici en développer toutes les conséquences identifiées dans l’ouvrage mais nous relèverons que cet aspect du lien mère-enfant est aujourd’hui certainement crucial car c’est bien ce qu’évoquait Freud comme étant si difficile à saisir analytiquement, si blanchi par les ans, vague, à peine capable de revivre, comme soumis à un refoulement particulièrement inexorable4 qui se trouve aujourd’hui de plus en plus accessible, précisément sans doute du fait de la mutation du lien social. D’une part, parce que le déclin du Nom-du-Père et la forclusion de fait5 Du père réel que souvent ce déclin entraîne, ne donne plus de garantie quant à obtenir du père le trait qui va dire l’identité masculine. Ceci ayant des effets différents sur le destin du garçon que cela laisse en panne avec sa question et sur celui de la fille à qui cela coupe la voie de la possibilité de se confronter à la spécificité de son questionnement.

Mais de plus, comme nous l’avons vu, l’évolution démocratique que nous connaissons, qui implique la fin du patriarcat, va mettre chacun en demeure de se confronter au féminin puisque l’idéal de ladite démocratie va pousser à la singularité, ce qui, comme nous venons de le dire, ne peut se faire qu’en explorant la spécificité du féminin de chacun – quelle que soit son anatomie – et en ne se contentant néanmoins pas de la castration même s’il ne s’agit pas pour autant d’en récuser la nécessité.

Donc double difficulté : plus de point d’appui pour se confronter au manque de trait, et pourtant plus que jamais, obligation de se soutenir à partir de ce seul manque. Tel serait, dans la structure, ce qui pourrait être estimé responsable de la précarisation des solutions que nous voyons se mettre en place aujourd’hui.

Et d’ailleurs Malvine Zalcberg insiste sur les voies différentes que cela ouvre : l’enfant recourt à deux façons de réagir à l’expérience de passivité face à l’Autre auquel il est soumis par structure au commencement de sa vie. L’une d’elles est d’entrer activement dans la phase phallique à travers l’identification avec l’objet du désir de la mère : être l’objet désiré par la mère. (…) C’est une solution par laquelle l’enfant, identifié au phallus, s’aliène au désir maternel ; de cette position, le père devra le sauver pour qu’il puisse sortir de l’aliénation fondamentale. (…) L’autre façon pour l’enfant de réagir à sa position passive initiale en relation à l’Autre maternel est de chercher à se séparer de l’objet a qu’il est dans le fantasme de l’Autre. A travers cette solution, l’enfant impose à l’Autre une perte : il devient ce qui manque à l’Autre. Il s’agit d’une solution opposée à celle que présente la phase phallique, que caractérise l’engagement de l’enfant à chercher à compléter l’Autre, et non à lui infliger un manque (169).

Cette distinction entre enfant-phallus et enfant-objet a que l’auteure met très bien en évidence, s’avère donc cruciale en ces temps de fin de patriarcat puisque dans ce cas de figure, c’est le travail de séparation qui est au cœur de l’enjeu. Restera bien sûr à savoir où, en ce cas, se situe la nécessité du père mais ce discernement n’autorise plus l’équivalence entre fonction du père et patriarcat.

Mais ce qui est remarquable, c’est comment le travail de Malvine Zalcberg fait émerger que l’avenir de l’enfant dépend du destin du fantasme de la mère qui le considère comme objet de jouissance. Et elle ajoute : est-il régulé ou non par la fonction symbolique ? Si le père qui personnifie la loi symbolique n’intervient pas, l’enfant restera entièrement sujet du fantasme de la mère. Expérimenté comme partie du corps de la mère, l’enfant (…) est maintenu dans une position dévastatrice : celle de n’être plus que l’objet du désir de la mère (167).

N’est-ce pas précisément ce que la clinique actuelle nous enseigne, à savoir les conséquences “ravageuses” d’un tel dispositif. Mais aussi la nouveauté qu’il nous fait entrevoir : ce qui pour Freud apparaissait comme soumis à un refoulement particulièrement inexorable se trouve aujourd’hui accessible, voire favorisé et là où le père était incontournable, c’est bien aujourd’hui la fonction symbolique qui se trouve être l’enjeu. S’en suit que la fille, étant de structure moins protégée par ledit symbolique, c’est elle qui ouvre la voie de soutenir la proximité avec le réel. S’en suit encore que loin de ne rien trouver chez sa mère, elle y trouve comment celle-ci a elle-même fait face à l’absence du trait qui l’attestait femme.

Ainsi donc paradoxalement, le livre de Malvine Zalcberg inverse le lieu de la découverte : c’est du nouveau monde que nous vient la bonne nouvelle : ce qu’une fille attend de sa mère pourrait nous en apprendre sur ce comment, en ces temps de mutation, il est possible, ainsi que le propose Lacan, de frayer la voie à l’élaboration du pastout6.

Notes :

1 Editions Odile Jacob, 2010, préface d’Aldo Naouri.

2 J. Lacan, Écrits, Seuil, 1966, p. 730.

3 J. Lacan, Autres écrits, Seuil, 2001, p.344.

4 S. Freud, Sur la sexualité féminine, (1931), in La vie sexuelle, op. cit. p. 139.

5 J. Lacan, Séminaire XXIII, Le Sinthome, Seuil, 2005, p. 88.

6 J. Lacan, Séminaire XX, Encore, Seuil, 1975, p. 54.

Auteur : Jean-Pierre Lebrun
Source : freud-lacan.com

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