Une mauvaise passe dans la psychanalyse

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Il y a trente ans, le 9 septembre 1981, mourait le psychanalyste Jacques Lacan. Cet anniversaire, sera marqué par la publication de plusieurs ouvrages importants, parmi lesquels un nouveau Séminaire du « maître » et le livre pénétrant, accessible et touchant, d’Elisabeth Roudinesco : Lacan, envers et contre tout. En trente ans, les temps ont bien changé : le maître n’a pas été remplacé ; la discipline a subi de violentes attaques ; la société s’est marchandisée, métamorphosée. Résultat : le statut de la psychanalyse, son impact sur la culture et la pensée contemporaines sont sérieusement ébranlés. Mais persiste le malaise dans notre civilisation, comme disait Freud. Analyse…

Dans les années 1960 et 1970, elle faisait un malheur : Lacan était une idole, Dolto cartonnait à la radio, et si tout le monde ne s’allongeait pas sur le divan, la psychanalyse était reine dans les médias et la vie intellectuelle. Un Lacan génial et déjanté pouvait refonder à lui seul la discipline, en mobilisant aussi bien la philosophie et la linguistique que la topologie. La psychanalyse dialoguait avec des figures aussi charismatiques que Lévi-Strauss ou Foucault. Pour beaucoup, brillants médecins ou philosophes formés aux humanités, les « psys » formaient une élite intellectuelle.

Cet âge d’or n’est plus. Avant, on se tournait d’abord vers la psychanalyse pour venir en aide aux âmes tourmentées. Désormais, on ne compte plus les prétendants déterminés à lui faucher sa place. En premier lieu, les thérapies cognitives et comportementales (TCC), qui ont une vision bien différente de la cure : quand les analyses sont longues, les TCC sont brèves, se résumant parfois à quelques séances. Quand l’analyste est avare de ses mots, le thérapeute est beaucoup moins distant : il discute avec son patient, lui prescrit des exercices, conçoit des expériences et des travaux pratiques.

La guerre continue entre psychanalyse
et thérapies cognitives et comportementales.

Pour ces nouvelles thérapies, une chose prime : faire disparaître les symptômes gênants. Précisément ce que déplore la psychanalyste et philosophe Clotilde Leguil : « On évacue ainsi la vérité que le symptôme peut représenter pour le sujet. La phobie, par exemple, ne sera pas inscrite dans une histoire singulière, mais considérée comme un trouble à éradiquer, en rééduquant les patients, pourquoi pas en groupe. » Tout sépare, en fait, la psychanalyse et les TCC. Et, depuis quelques années, elles se livrent une lutte sans pitié. En 2004, les tenants des TCC lançaient une campagne pour disqualifier la psychanalyse, en s’appuyant sur un rapport Inserm controversé compilant des études internationales sur l’efficacité comparée des thérapies : les psychanalystes indignés sont montés au créneau, le rapport a été enterré. Mais la guerre continue, désormais au grand jour, avec l’objectif, pour les « TCC », de faire de la psychanalyse une offre comme une autre (et pas très « performante ») dans le catalogue hétéroclite des psychothérapies disponibles sur le marché de la santé mentale.

Le temps des polémiques
Qu’on se le dise, il ne fait plus bon être freudien. « Les psychanalystes ont toujours eu tendance à se prendre pour des martyrs, mais aujourd’hui ils le sont vraiment », résume avec malice Pierre-Henri Castel, psychanalyste et directeur de recherches au CNRS. De fait, ces dernières années, les coups n’ont pas manqué. La psychanalyse a l’habitude ! Les critiques qui, dès sa naissance, dénonçaient son manque de scientificité ou jugeaient consternantes ses théories sur la sexualité n’ont pas disparu. Mais les attaques sont devenues plus virulentes. Dans L’Autorité des psychanalystes, l’anthropologue Samuel Lézé souligne ainsi un véritable renversement : en moins de dix ans, le discours critique sur la psychanalyse s’est vu supplanté par un discours sur la crise de la psychanalyse. En témoignent les polémiques soulevées par Le Livre noir de la psychanalyse, auquel participent des pro-TCC, ou le pamphlet d’Onfray, Le Crépuscule d’une idole, sous-titré sans détour L’affabulation freudienne. Fini, le prestige intellectuel et social des psys ! Ils sont traités comme des charlatans, leurs théories qualifiées de fausses et de fantaisistes. Pis encore : ils nuiraient gravement à leurs patients.

Comme le remarque Samuel Lézé, la place accordée dans les médias à ces polémiques témoigne de la surface sociale que conserve encore, malgré tout, la psychanalyse. Entre la discrétion de l’expérience du divan et le brouhaha médiatique, elle est à la fois invisible et… omniprésente. Les menaces n’en sont pas moins réelles : attaques des comportementalistes, mais aussi essor des neurosciences, qui débordent de plus en plus du cadre biologique pour s’intéresser à la psychologie, ou encore la place accordée à la psychopharmacologie en psychiatrie. Ainsi, en 1980, soit un an avant la mort de Lacan, paraissait aux Etats-Unis la troisième édition du Manuel diagnostique et statistique des trou­bles mentaux (DSM III), qui s’est vite imposé dans la classification des troubles du comportement.

Excluant tout recours aux théories psychanalytiques, ce manuel témoigne d’une vision médicalisée de la psychiatrie et réduit l’individu à ses comportements. Roland Gori, psychanalyste et professeur émérite de psychopathologie clinique de l’université d’Aix-Marseille, en a observé les conséquences : le recul de la psychanalyse dans les institutions psychiatriques et les départements de psychologie. Avec verve, il dénonce la progression d’une psy­chiatrie sécuritaire, symptomatique de l’intolérance sociale croissante face aux écarts de comportement. « La psychanalyse, pour moi, c’est le nom de ce qui s’oppose à la tyrannie de la norme et des classifications sociales ou pathologiques. Les gens viennent à elle aujourd’hui pour se sentir sujets, pour se sentir vivants psychiquement ! Certains chercheurs, journa­lis­tes ou artistes expriment la même souffrance face à la normalisation sociale et aux dispositifs centrés sur les nouvelles formes d’évaluation. C’est ce qui m’a conduit à donner une orientation politique à mon enga­gement. »

Un corps fragmenté
D’où « l’Appel des appels », lancé fin 2008 à son initiative avec un autre psychanalyste, Stefan Chedri. Leur éthique : « remettre l’humain au coeur de la société » en réunissant des professionnels du soin, du travail social, de la justice, de l’éducation, de la recherche, de l’information ou de la culture. Lancée début 2009, leur pétition est un indéniable succès, avec plus de 80 000 signatures recueillies. Quant au sentiment d’être en porte-à-faux avec les valeurs néolibérales, l’obsession de la performance et les évaluations chiffrées, il est largement partagé chez les psychanalystes (même s’il ne les conduit pas tous, loin de là, à s’engager politiquement). L’organisation de la santé mentale, par exemple, est souvent perçue comme une menace : elle entend moderniser l’offre de soins et la rendre plus transparente, pour faire jouer la concurrence. Or, faire une analyse, c’est long et cher. D’où la tentation de privilégier les thérapies brèves, moins coûteuses pour l’Etat…

On l’aura compris : l’époque est peu amène avec la psychanalyse. D’autant que des critiques s’élèvent… dans ses propres rangs. La psychanalyste Ana de Staal, traductrice et éditrice, déplore le manque d’ouverture de la discipline en France. Au sein des éditions Ithaque, elle s’emploie à mieux faire connaître des œuvres étrangères, à promouvoir une psychanalyse ouverte aux autres cultures, aux autres courants, aux autres disciplines. Avec un succès encore limité… Dans son Histoire de la psychanalyse en France, Elisabeth Roudinesco ne ménage guère, elle aussi, ses confrères : « Les psychanalystes ont tendance à ne lire que les productions de leur propre groupe, se confortant ainsi dans la recherche non pas de l’altérité, mais de l’identique à soi. » La psychanalyse française est ainsi marquée par la dissémination des groupes et des écoles, en particulier au sein des lacaniens.

“De plus en plus de gens ne demandent pas d’analyse
à proprement parler. Ils viennent voir un « psy »…”
Sophie Mendelsohn, psychanalyste.

Scissions, scissions de scission… En 1985, on comptait pas moins de quatorze groupes issus de la dissolution par Lacan, en 1980, de l’Ecole freudienne de Paris (EFP). Entre 1985 et 2000, cinq groupes disparaissent et quatorze apparaissent, phénomène qui reflète, c’est vrai, une certaine liberté. Dans le même temps, la psychanalyse recule chez les grands éditeurs de littérature générale, et les petites antennes éditoriales (à faible tirage) se multiplient. On retrouve cet éclatement dans les revues : certaines des plus importantes, comme la Nouvelle Revue de psychanalyse, ont disparu ; le nombre des petites, lui, augmente. Total : vingt-trois ! Et l’heure de la synthèse n’est pas près de sonner : il n’y a pas de nouveau Lacan à l’horizon. En revanche, les désaccords – sur l’homoparentalité ou l’usage de certaines techniques de procréation médicalement assistée, par exemple – sont nombreux.

C’est d’ailleurs l’autre arme brandie contre la psychanalyse : elle serait vieux jeu, voire réac, attachée à ses rituels et à ses dogmes. N’en déplaise à ses détracteurs, sa pratique n’est pourtant pas figée : l’époque a changé, les analystes aussi. Le nombre de séances hebdomadaires, par exemple, s’est réduit – le plus souvent à deux, au lieu de trois, quatre, voire cinq autrefois. La durée des analyses aussi : les gens n’ont plus la même disponibilité, leurs conditions socio-économiques se sont durcies. Plus étonnant encore, c’est la nature des demandes qui a changé. Sophie Mendelsohn, une jeune psychanalyste exerçant notamment à Sainte-Anne auprès d’enfants et d’adolescents, s’en fait l’écho : « De plus en plus de gens ne demandent pas d’analyse à proprement parler, explique-t-elle. Ils viennent voir un « psy » sans trop savoir ce qu’est un psychanalyste, et découvrent en cours de route ce qu’est l’analyse – en particulier les patients assez jeunes. Mais ce n’est pas nécessairement un obstacle. Ce qui compte, c’est qu’il reste possible de découvrir ce qu’est la psychanalyse en parlant à un analyste. »

Une bouffée d’air
Exerçant à Reims, Lydia Ledig constate que le terme même de « psychanalyse » fait désormais peur à de nombreux patients : « C’est un mot tabou. » Autant de difficultés qui incitent à plus d’inventivité clinique. Les analystes adaptent le prix des séances à la situation de leurs patients chômeurs, étudiants ou intermittents du spectacle ; ils ne comptent pas leur temps, entre les séances, les lectures, les réunions souvent tardives, les journées thématiques ou les séminaires. Et finalement leurs effectifs restent stables : environ 5 500 en France. Malgré les attaques, les crocs-en-jambe et les coups de coude, la psychanalyse a donc sans doute encore de beaux jours devant elle.

“Dans une civilisation qui privilégie le discours scientiste
et le culte de l’évaluation, le sujet peut se sentir écrasé.”

Et pour cause : la souffrance psychique, elle, se porte bien. « La demande reste forte, peut-être même de plus en plus forte, explique Clotilde Leguil. Dans une civilisation qui privilégie le discours scientiste et le culte de l’évaluation, le sujet peut se sentir écrasé, méconnu dans ce qu’il est, dans ce qu’il souffre. La psychanalyse apparaît alors comme une bouffée d’oxygène. » Cette capacité à prendre en charge la singularité reste le grand atout de la psychanalyse, pour Pierre-Henri Castel, qui relate cette anecdote : « Un homme est venu me voir. A l’hôpital, on lui a expliqué qu’il avait un trouble bipolaire, que c’était d’origine génétique, qu’il devait prendre à vie des médicaments et que la psychothérapie n’y pourrait rien. « Eh bien, voilà, ça me déprime », me dit-il. Formule exemplaire des dilemmes d’aujour­d’hui : d’un côté, les gens espèrent qu’on les traitera avec toutes les garanties de l’objectivité scientifique dernier cri, de l’autre, ce qu’ils sont comme individu unique reste étrangement en souffrance. »

Inutile de fantasmer sur l’âge d’or de la psychanalyse : les années 1960-1970 font plutôt figure d’exception. La psychanalyse était alors une contre-culture majeure, liée à la pensée critique ; elle est juste redevenue une contre-culture mineure, en marge des grands axes idéologiques. Et elle en a vu d’autres ! Les psychanalystes, même dans le calme de leur cabinet, ont toujours été des militants. L’adversité, loin de les décourager, raffermit plutôt leurs convictions et leur mobilisation. Et si la psychanalyse était, elle aussi, un sport de combat ?

 Catherine Halper, Télérama n° 3217 Mis à jour le 12 septembre 2011

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